Archives par mot-clé : XIXème siècle

Le jardin des morts et ses adorables squelettes

Après n’avoir pas pu poster ici depuis très longtemps, j’ai décidé de faire mon retour avec de l’insolite (on ne se refait pas). Je suis un peu en retard sur Halloween mais vous me pardonnerez… n’est-ce pas ? En tout cas, aujourd’hui, je vous emmène en excursion dans… le jardin des Morts !

Hugo Simberg, Le Jardin de la mort (en finnois : Kuoleman puutarha), gouache, 15,8 x 17,5 cm, 1896, Musée d'art Ateneum, Helsinki, Finlande.
Hugo Simberg, Le Jardin de la mort (en finnois : Kuoleman puutarha), gouache, 15,8 x 17,5 cm, 1896, Musée d’art Ateneum, Helsinki, Finlande.
Excursion dans le jardin des Morts
Hugo Simberg et sa soeur, photo prise par lui-même en 1896. Finnish National Gallery, Helsinki.
Hugo Simberg et sa soeur, photo prise par lui-même en 1896. Finnish National Gallery, Helsinki.

Hugo Simberg est un artiste Finlandais de la fin du XIXème/début du XXème siècle (1873-1917). Déjà, ça sort de l’ordinaire ! Je ne vous parle pas souvent d’artiste Finlandais. Ensuite, parce que si vous avez jeté un coup d’œil à l’œuvre dont j’ai décidé de vous parler (voir ci-dessus), Le jardin de la mort (1896), vous vous êtes peut-être fait la même remarque que moi : « Mais, ça date de la fin du XIXème, ça ?! » (j’espère que vous avez prononcé cette question à voix haute en prenant l’expression du Cri de Munch… qui était Norvégien, pas Finlandais, ça n’a donc aucun rapport).

Ce squelette n'est-il pas adorable ?
Ce squelette n’est-il pas adorable ?

En effet, si j’ai choisi de vous parler de cette peinture, c’est parce qu’elle m’a sauté aux yeux quand je l’ai découverte. Premièrement parce qu’il n’est pas commun de voir la mort représentée de cette manière : des sympathiques squelettes semblant sourire et s’adonner au jardinage. Deuxièmement, parce que cette peinture m’a semblé très moderne (j’ai cru qu’elle était beaucoup plus récente que ça) et, dans le même temps, m’a rappelé des enluminures du Moyen-Age. Avec ses couleurs et son apparente naïveté, sa simplicité, elle semble sorti d’un autre temps. Et j’adore les œuvres aussi anachroniques !

« Hugo Simberg, symboliste obsédé par la mort et le fantastique, n’a pas laissé une oeuvre abondante, mais ses aquarelles, où des démons étranges personnifient les forces de la nature, sont fascinantes. »

[Source : Georges Desneiges, Finlande, Paris, Seuil, 1960, n.p.]

Des squelettes anachroniques ?

Mon étonnement ne s’est cependant pas arrêté là. Cette œuvre m’a surtout surprise parce qu’elle m’en a rappelé une autre, bien plus récente et bien différente : elle m’a immédiatement fait penser à (tenez-vous bien) un manga que je lis depuis un petit moment : Colette décide de mourir (« Colette decides to die« , en anglais, car il n’est pas encore sorti en France, ou « Colette wa Shinu Koto ni Shita » pour ceux qui voudraient le titre japonais). C’est un peu fou, non ? Personnellement, j’ai trouvé ça un peu fou. Et encore plus anachronique (j’adore les oeuvres anachroniques et le mot « anachronique » qui, d’ailleurs, est un « chrononyme », voilà, c’était une info supplémentaire, comme ça, c’est pour moi, c’est cadeau).

Colette Decides to Die (コレットは死ぬことにした) de Yukimura Alto, publié depuis 2013, Japon.
Colette Decides to Die (コレットは死ぬことにした) de Yukimura Alto, publié depuis 2013, Japon.

Ce manga de Yukimura Alto, dont la publication a commencé en 2013 au Japon, raconte l’histoire (tenez-vous bien, encore) de Colette qui décide de mourir (je vous avais prévenus). Pour ce faire, elle décide de se jeter dans un puits. Puits qui s’avère être un passage vers les Enfers.

C’est là qu’elle va faire la rencontre du dieu Hadès (et oui, la mythologie grecque, d’un coup, BAM, vous ne l’aviez pas vue venir celle-ci, hein ?) et de son équipe de gestion du monde des Morts : des squelettes absolument A-DO-RA-BLES. Je vous laisse en juger par vous-mêmes (je ne posterai pas beaucoup d’images car je ne voudrais pas trop vous spoiler) :

En plus de ces squelettes, qui se vouent corps et âme (façon de parler, ahah) à Hadès, le manga met en scène à peu près tous les personnages qui entourent ce dieu dans sa mythologie d’origine : Cerbère (adorable lui aussi !), Charon, le passeur des Enfers, ainsi que d’autres divinités grecs. Se mêlent aussi à cette joyeuse bande des personnages typiquement japonais. Dont Colette, dont on ignore finalement beaucoup de choses, hormis le fait qu’elle est médecin et souhaite, dans un premier temps, mourir.

Squelettes adorables et jardinage dans le monde des Morts

Colette Decides to Die (コレットは死ぬことにした) de Yukimura Alto, publié depuis 2013, Japon.
Colette Decides to Die (コレットは死ぬことにした) de Yukimura Alto, publié depuis 2013, Japon.

Outre la curieuse ressemblance entre les squelettes de ce manga et ceux de la peinture de Simberg, c’est aussi le thème du jardin qui a retenu mon attention. En effet, sans trop vous en dévoiler, tout un arc narratif du manga parle du fait qu’il est impossible de faire pousser quelque chose dans le monde des Morts. Une façon de dire qu’il est impossible de vivre dans cet endroit. Ce que le personnage de Colette va s’évertuer à combattre tant elle va s’attacher à celles et ceux qui font bel et bien vivre les Enfers.

On peut voir en cela toute une symbolique sur l’importance du souvenir mais aussi sur la résilience face à la perte. Il s’agit de maintenir le cycle de la vie, par-delà la mort : conserver la mémoire de ceux qui ne sont plus là mais continuer à avancer car ils l’auraient souhaité ou que d’autres le souhaiteront un jour. Celles et ceux qui ont vu le film d’animation Coco verront sans doute de quoi je veux parler car on y trouve une façon de percevoir la mort assez similaire, par moments. Ces œuvres nous encouragent à penser la mort non pas comme une fin en soi mais une autre forme d’existence, possible grâce à notre faculté à nous rappeler nos défunts et à entretenir leur souvenir.

Le squelette de Frida Kahlo dans le film d'animation Coco (2017)
Le squelette de Frida Kahlo dans le film d’animation Coco (2017)

Il semble en tout cas que le thème du Jardin des Morts était cher à Hugo Simberg car il en a réalisé plusieurs versions, avec différentes techniques. Vous pourrez en trouver quelques unes dans la galerie, à la fin de cet article.

Bref, Colette decides to die est un de mes mangas préférés depuis un petit moment. Je l’ai justement découvert peu de temps après avoir perdu ma maman et, contrairement à ce qu’on pourrait croire, je ne le regrette pas. Il est très positif contrairement à ce que son propos pourrait laisser croire de prime abord. Je trouve qu’il a une façon originale de « dédramatiser » des sujets très durs (la mort, le suicide, l’abandon, la perte, la maladie… tellement de choses). Et puis, on y suit une jolie histoire d’amour (impossible ? On ne sait pas encore, le manga n’est pas encore terminé mais je crois en une happy ending parce que je suis une indécrottable romantique).

Hadès et deux de ses squelettes serviteurs du manga Colette Decides to Die (コレットは死ぬことにした) de Yukimura Alto, publié depuis 2013, Japon.
Hadès et deux de ses squelettes serviteurs du manga Colette Decides to Die (コレットは死ぬことにした) de Yukimura Alto, publié depuis 2013, Japon.

Je ne peux que vous en conseiller la lecture (bon, il faudra lire l’anglais ou le japonais) si vous avez l’occasion de vous le procurer.

Galerie d’œuvres d’Hugo Simberg

Quant à notre artiste Finlandais, Hugo Simberg, je vous propose de découvrir quelques unes de ces autres œuvres ci-dessous. Je pense que, comme moi, vous en conclurez qu’il mérite d’être plus connu !

J’espère que vous ne le trouverez pas trop macabre. En ce qui me concerne, je trouve ses œuvres vraiment surprenantes. C’est pour cette raison que j’ai choisi de vous les faire découvrir. Il faut savoir qu’Hugo Simberg a notamment illustré des contes et a été un artiste Symboliste toute sa carrière (même quand ce mouvement n’était plus trop « à la mode »). Ceux qui suivent un peu les articles de ce blog savent à quel point j’adore ce genre de profil ! On peut donc s’amuser à trouver les histoires derrière ses œuvres et essayer d’y déceler tous les niveaux de lecture possibles. Mais comme le disait l’artiste lui-même :

« Il incitait les gens à faire leurs propres interprétations et il espérait que ses peintures touchent au plus profond et fassent pleurer les gens en leur for intérieur. A son avis on ne devait pas réfléchir à ce que le peintre avait pensé quand il a fait son œuvre ou ce qui se passe dans la peinture : le plus important, c’est la sensation du spectateur. »

[Source]

N’hésitez pas à me dire en commentaire laquelle de ses œuvres est votre préférée ! Et dites-moi si elles vous ont touché, comme l’espérait l’artiste.


Sources :

Wikipédia, Hugo Simberg
Google Arts and Culture – The Garden of Death

Steampunk : mes créations et illustrations

Passionnée par le Steampunk depuis plusieurs années, j’ai réalisé des travaux artistiques variés sur cette thématique ou dans ce style. Le Steampunk est également mon sujet de recherche depuis ma deuxième année de Master (Souvenir du futur : Le robot dans le Steampunk français).  Il est aussi celui de mon Doctorat (Steampunk en Hauts-de-France : Raconter notre patrimoine industriel).

Pour en apprendre plus sur le Steampunk, je vous invite à lire mon article : Bienvenue chez les héritiers de Jules Verne.

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Coronamaison : notre foyer à l’heure du Coronavirus (Partie 2)

Le confinement se poursuit. Et ce long article sur nos lieux de vie, nos maisons, nos foyers lui aussi.

Aujourd’hui, nous allons voir que les maisons sont différentes d’une classe sociale à une autre depuis très longtemps. A travers cet état de fait, nous pourrons évoquer les inégalités sociales qui ont accompagné l’évolution de nos logements jusqu’à nos jours. Car si nous sommes nombreux à déplorer que nous ne sommes pas tous égaux face au confinement (déjà, une pensée pour ceux qui, comme moi, vivent dans un appartement sans aucun extérieur…) nous verrons que nos maisons se sont très tôt différenciées les unes des autres selon notre rang dans la société et/ou notre porte-monnaie.

Comme dans notre précédent article, nous nous concentrerons essentiellement sur l’Europe à partir du Moyen-Age. Mais, promis, nous irons faire un petit tour ailleurs et après le début du XXème siècle dans notre troisième et dernière partie !

Maisons et classes sociales

« Les pauvres, c’est fait pour être très pauvre et les riches pour être très riche » fait dire Gérard Oury à l’acteur Louis de Funès dans La Folie des Grandeurs (film qui, notons d’ailleurs, est programmé sur les écrans français à la moindre occasion de confinement : vacances, canicule et maintenant Coronavirus… Là où je veux en venir, c’est qu’on a jamais vu De Funès et le Père Noël dans la même pièce. Coïncidence ? Je ne crois pas.). Selon leur richesse, leur pouvoir, leurs activités, les gens n’ont jamais habité les mêmes maisons. A travers le temps, les habitations ont changé et sont devenues globalement plus confortables, même pour les classes populaires. Néanmoins, le creuset entre les maisons riches et pauvres ne s’est jamais refermé, atteignant même souvent des proportions démesurées.

Nous allons faire un petit tour des propriétaires pour s’en rendre compte. Encore une fois, nous ne nous arrêterons pas sur des châteaux ou palais royaux, qu’un véritable gouffre sépare de nos foyers à nous. Vous verrez néanmoins que nous n’en aurons pas besoin pour goûter à l’exubérance du luxe !

La maison bourgeoise

Avec l’apparition et le développement de la bourgeoisie, avoir une belle et grande maison va devenir un signe extérieur de richesse.

Les beaux salons, les salles de réception et autres pièces dévolues aux loisirs vont commencer à trouver leur place dans les hôtels particuliers de Paris. Leurs propriétaires rivalisent alors pour avoir la plus belle décoration et se distinguer du voisin. Il s’agit de faire de leur maison « the place to be ». Ces endroits deviennent davantage des lieux de rencontre que des demeures familiales. Même si elles restent des foyers où il fait bon vivre, étant donné le luxe dont bénéficient certaines d’entre elles, elles sont aussi pensées pour en mettre plein les yeux aux convives. Il s’agit alors de démontrer que l’on a le goût des belles choses mais aussi un certain talent pour découvrir les nouvelles tendances avant les autres.

Un appartement oublié depuis 70 ans
Appartement abandonné à Paris depuis 70 ans

Pour se rendre compte de ce à quoi pouvait ressembler un logement bourgeois « classique », l’on peut se tourner vers l’appartement de Mme de Florian à Paris. Je lui avais dédié un petit article il y a quelques années car ce logement avait été oublié de tous depuis 70 ans, époque où sa propriétaire (la petite-fille de Mme de Florian) avait quitté la Capitale pour ne plus jamais y revenir. Sans le vouloir, cette dame nous a laissé une véritable capsule temporelle !

Et puis, durant l’été qui s’accroche aux persiennes,
Dans la chambre, pendant les chauds après-midi,
Tout ce que tu disais et tout ce que j’ai dit…
-La poussière dorée au plafond voltigeait,
Je t’expliquais parfois cette peine que j’ai
Quand le jour est trop tendre ou bien la nuit trop belle
Nous menions lentement nos deux âmes rebelles
A la sournoise, amère et rude tentative
D’être le corps en qui le cœur de l’autre vive;
Et puis un soir, sans voix, sans force et sans raison,
Nous nous sommes quittés; ah! l’air de ma maison,
L’air de ma maison morne et dolente sans toi,
Et mon grand désespoir étonné sous son toit1!

James Tissot, Hide and seek (Cache-cache), Huile sur toile, 73,4 x 53,9 cm, v.1877, National Gallery of Art, Washington.
James Tissot, Hide and seek (Cache-cache), Huile sur toile, 73,4 x 53,9 cm, v.1877, National Gallery of Art, Washington.
James Tissot, October (Octobre), Huile sur toile, 216,5 x 108,7 cm, 1877, Musée des Beaux-Arts, Montréal. "Octobre" est une des plus célèbres peintures de James Tissot. On y voit Kathleen Newton, sa compagne, dans une superbe robe noire, qui tranche sur le fond orangé par les feuilles d'automne.
James Tissot, October (Octobre), Huile sur toile, 216,5 x 108,7 cm, 1877, Musée des Beaux-Arts, Montréal.
« Octobre » est une des plus célèbres peintures de James Tissot. On y voit Kathleen Newton, sa compagne, dans une superbe robe noire, qui tranche sur le fond orangé par les feuilles d’automne.

Le français James Tissot (de son vrai nom Jacques-Joseph Tissot) est un des plus célèbres peintres de la deuxième partie du XIXème siècle. Il passe une partie de sa vie en Angleterre où il tombe amoureux de Kathleen Newton dont il fera de nombreux portraits restés célèbres dans l’Histoire de l’Art. « Déshonorée pour avoir donné naissance à un enfant illégitime, la jeune divorcée vient habiter la luxueuse demeure du peintre à Saint John’s Wood, de 1876 jusqu’à sa mort en 1882, nous explique-t-on dans le hors série de Beaux-Arts Magazine, consacré à l’artiste2. « Les portraits de la Kathleen, au cadrage très serré, reflètent (inconsciemment ?) cette mise au ban de la société, le couple ne pouvant s’afficher au grand jour. Mais la sphère domestique donne également lieu à des scènes familiales sereines et tendres, à l’image de Hide and Seek (vers 1877), où l’on jurerait entendre les gloussements irrépressibles des jeunes enfants jouant à cache-cache, tandis que leur mère est plongée dans son journal. »

L’hôtel particulier de la Païva

L’appartement de Marthe de Florian est déjà impressionnant mais il ne peut guère lutter contre celui d’une autre courtisane, devenue marquise, à peu près à la même époque : la Païva. D’ailleurs, ce n’est même pas un appartement mais un hôtel particulier qu’elle fait construire !

Vue en coupe d'un hôtel particulier. Planche issue des "Besoins de la vie et les éléments du bien-être : Traité pratique de la vie matérielle et morale de l'Homme dans la famille et dans la société" (1887) du Docteur J. Rengade.
Vue en coupe d’un hôtel particulier.
Planche issue des « Besoins de la vie et les éléments du bien-être : Traité pratique de la vie matérielle et morale de l’Homme dans la famille et dans la société » (1887) du Docteur J. Rengade.

Un hôtel particulier est un immeuble ou une construction domestique située en ville (et particulièrement à Paris, qui en comptait jusqu’à 2000 à une époque) et destiné à n’être habité que par une seule famille (et son personnel de maison, qui occupe généralement les « chambres de bonnes » sous les combles).

La Païva, de son vrai nom Esther Lachmann. Photographie de 1850 environ.
La Païva, de son vrai nom Esther Lachmann. Photographie de 1850 environ.

Un des plus incroyables hôtels particuliers de Paris est celui de la courtisane que l’on surnommait La Païva, Esther Lachmann de son vrai nom. On raconte qu’elle l’aurait fait construire à l’emplacement où l’un de ses clients l’aurait jetée de voiture, alors qu’elle vendait ses charmes pour survivre. Elle se serait alors promis de se venger en y construisant la maison la plus extraordinaire de Paris. Avant de parvenir à ses fins, elle se marie trois fois et hérite du titre de marquise de Païva. Sa fortune désormais colossale lui permet de faire construire de véritables folies parmi lesquelles un escalier en onyx ou encore une baignoire aux trois robinets dont l’un, dit-on, distribuait du champagne.

Après avoir observé la magnificence des lieux, le poète Emile Augier écrit : « Ainsi que la vertu, le vice a ses degrés ».

C’est l’architecte Pierre Manguin qui est en charge de la construction. Quant aux décors peints, ce n’est autre que Paul Baudry, peintre de l’Opéra Garnier, qui les réalise. L’architecte met une dizaine d’années à construire cette demeure qui, au total, aurait coûté 10 millions de francs de l’époque3.

Les résidences secondaires

Il n’est pas étonnant que les résidences secondaires bourgeoises aient commencé à voir le jour à peu près à la même époque, au cours du XVIIIème siècle. Elles permettent d’étendre son patrimoine mais aussi de s’éloigner des grandes villes.

Ces maisons se situent généralement à la campagne, non loin des premières lignes de chemin de fer afin de s’y rendre facilement. Juste assez loin pour être au calme et se sentir dépaysé ; juste assez proches pour pouvoir y aller rapidement et revenir tout aussi vite.

Les résidences secondaires sont celles où l’on passe ses week-ends ou des séjours de vacances. Elles sont parfois des maisons de famille où différentes générations se rassemblent. On y invite plus volontiers ses proches et ses amis que le gratin mondain.

La résidence secondaire de… Frankenstein ?

Une résidence secondaire est entrée dans l’Histoire pour avoir abritée, au cours de l’été 1816, Lord Byron, Mary Shelley, Percy Shelley, John Polidori et Caire Clairmont : la villa Diodati. Elle est aujourd’hui inscrite comme bien culturel suisse d’importance nationale.

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Cette année-là, le groupe de jeunes gens se retrouvent dans la villa qui appartient à Lord Byron, au bord du lac Léman. Ils y passent leur temps à se raconter des histoires d’horreur.

Il faut dire que 1816 est connue comme « l’année sans été4« . Mary Shelley décrira plus tard ses souvenirs d’une pluie incessante, d’un temps froid et gris5. Une atmosphère sombre à laquelle s’ajoutent des orages. Une ambiance idéale pour se conter des récits horrifiques entre amis !

Cela finit par inspirer à Mary Shelley son fameux Frankenstein. Polidori, lui, y crée Le Vampire.

La villa Diodati de nos jours.
La villa Diodati de nos jours.
Tourisme et maisons de famille

De nos jours, les résidences secondaires se situent surtout dans les zones les plus touristiques (bord de mer, montagne, campagne…). Elles sont un pied-à-terre qui permet d’être chez soi plutôt qu’à l’hôtel. Et elles restent souvent l’occasion de se retrouver entre proches dans un même lieu, au moins une fois par an, à l’heure où les membres d’une famille vivent de plus en plus aux quatre coins de la France, voire du monde, le reste de l’année. Quand ces résidences occupent le rôle de maison de famille, elles peuvent permettre de reformer pour un temps le cocon familial. Mais nous reviendrons sur l’idée du « cocon » dans notre troisième article.

Ainsi, les résidences secondaires sont plus volontiers d’un style rustique, se voulant un retour à la nature et aux plaisirs simples de la vie. Même si, demeures bourgeoises obligent, elles restent des lieux d’exception que le commun des mortels, d’hier comme d’aujourd’hui, ne peut s’offrir.

Passons donc de l’autre côté du miroir maintenant : du côté des maisons de Monsieur et Madame Tout-le-Monde, des maisons des classes populaires, modestes, voire pauvres, en commençant par un bond dans le temps, au Moyen-Âge.

La maison du peuple

Du côté des classes populaires, la maison est souvent liée au métier exercé par la famille. Plus modeste, elle est souvent proche, voire attenante au lieu de travail des gens qui l’occupent. Ainsi, la ferme est non loin des champs, le meunier habite son moulin et l’artisan a son atelier, son échoppe et son logis dans un même immeuble.

La rue marchande au XVe siècle Gilles de Rome, XVe siècle. Le livre du gouvernement des princes BnF, Arsenal, ms 5062, f° 149 v° © Bibliothèque nationale de France
La rue marchande au XVe siècle
Gilles de Rome, XVe siècle.
Le livre du gouvernement des princes
BnF, Arsenal, ms 5062, f° 149 v°

« La ville étant dédiée au commerce, les maisons de marchands constituent l’icône de l’habitation urbaine. L’espace de vente est situé au niveau de la rue ; la boutique est appelée « ouvroir », car elle ouvre sur la rue par l’intermédiaire d’une large ouverture dotée d’une arcature à travers laquelle les passants peuvent vérifier de visu la qualité des produits exposés et celle du travail artisanal qui s’effectue dans l’atelier ou la boutique. Une planche de bois, à usage de volet, est rabattue pendant la journée pour servir de comptoir. Cette planche, débordant et empiétant sur la rue, est soutenue par un ou plusieurs piquets. La localisation des lieux de travail au rez-de-chaussée, alors que les espaces de vie sont aux étages, caractérise la maison du marchand et de l’artisan. Mais ces deux registres s’interpénètrent : on sait, grâce à des documents appelés inventaires après décès, qui listent les biens des familles après la mort d’un des membres, que les chambres servent aussi de lieux de travail et que les stocks de denrées ou de biens destinés à la vente sont rangés un peu partout dans la maison, de la cave au grenier en passant par la cuisine et les chambres à coucher6. »

Si l’atelier-boutique qui sert aussi de maison à l’artisan est souvent situé en ville, pour des raisons commerciales, la ferme (et donc l’habitation paysanne) se trouve plus logiquement à la campagne, plus loin des grands centres urbains. C’est toujours le cas aujourd’hui. Tout bêtement parce qu’il faut des champs ou de la place pour les élevages ; et il faut des acheteurs pour les commerçants et artisans. La maison est donc le lieu qui abrite le travailleur et son emplacement dépend du travail que l’on exerce.

Saurait-on être plus loin des cités-dortoirs d’aujourd’hui ? Je n’en suis pas sûre.

La vie à la ferme
James de Rijk, Intérieur de paysan, Huile sur toile, 58 x 72 cm, v.1830-1860, Rijksmuseum, Amsterdam, Pays-Bas.
James de Rijk, Intérieur de paysan, Huile sur toile, 58 x 72 cm, v.1830-1860, Rijksmuseum, Amsterdam, Pays-Bas.

Nous en parlions dans le premier article de cette série, « dans les campagnes au Moyen Âge, on construit sa maison en utilisant les matériaux les plus accessibles. La maison rurale est généralement faite de terre, de bois ou de pierre. Elle ne comporte souvent que deux pièces et très peu d’ouvertures à part la porte, afin de conserver la chaleur. Les techniques de construction varient néanmoins selon l’époque, la région et le niveau de vie des habitants7. »

"Cette enluminure représente la veillée. À la nuit tombée, la famille est réunie autour du feu qui permet de se chauffer, d’éclairer et de faire la cuisine. Le jour, la porte reste généralement ouverte pour éclairer la pièce à vivre. On utilise aussi d’autres moyens de chauffage plus simples et mobiles, tels les braseros, récipients creux en terre cuite ou en métal qui contiennent les braises. Pour éviter les incendies, la cuisine est souvent construite à part, de même que la boulangerie ou la laiterie."
« Cette enluminure représente la veillée. À la nuit tombée, la famille est réunie autour du feu qui permet de se chauffer, d’éclairer et de faire la cuisine. Le jour, la porte reste généralement ouverte pour éclairer la pièce à vivre.
On utilise aussi d’autres moyens de chauffage plus simples et mobiles, tels les braseros, récipients creux en terre cuite ou en métal qui contiennent les braises.
Pour éviter les incendies, la cuisine est souvent construite à part, de même que la boulangerie ou la laiterie8. »

La pièce centrale de la maison est construite autour du foyer de la cheminée. Elle sert de cuisine et de principal lieu de vie pour les membres de la famille. On y pratique la veillée, la nuit venue, où l’on se réunit autour du feu pour manger, discuter mais aussi parce qu’il représente la seule source de chaleur et de lumière lors des longues nuits.

N’est-ce pas le lieu idéal pour se raconter des histoires ? En tout cas, je me plais à imaginer que de nombreux contes ont vu le jour autour de ces feux. Surtout quand on voit avec quel plaisir nous nous racontons toujours des histoires autour des feux de camps, par exemple, aujourd’hui.

Dans certaines demeures, on vit près de ses animaux afin qu’ils nous procurent un peu de chaleur. Il arrive alors que la maison soit séparée d’un simple mur de ce que nous appellerions plus volontiers l’étable, aujourd’hui. (Ça ne vous rappelle pas l’histoire de la naissance d’un certain Jésus, ça ? Ça fait sens quand on se dit que les animaux n’étaient pas forcément mis en dehors de la maison, à une époque, non ?)

Vincent van Gogh et la vie paysanne

Vincent Van Gogh fait partie des artistes qui ont cherché à représenter la vie paysanne et, notamment, leur vie « en dehors » du travail mais finalement toujours liée à lui. Ainsi, quand il peint Les Mangeurs de Pomme de Terre, il peint précédemment Les Planteurs de Pomme de Terre. Il fait également de nombreuses autres études avant de peindre le dit tableau ; il réalise des natures mortes, montrant des patates ou d’autres légumes. Et il travaille longuement les expressions du visage, faisant de nombreux portraits de paysans, pour arriver au résultat qui le satisfera le plus.

Dans une lettre écrite à son frère, il écrit :

« J’ai voulu, tout en travaillant, faire en sorte qu’on ait une idée que ces petites gens, qui, à la clarté de leur lampe, mangent leur pommes de terre en puisant à même le plat avec les mains, ont eux-mêmes bêché la terre où les patates ont poussé ; ce tableau, donc, évoque le travail manuel et suggère que ces paysans ont honnêtement mérité de manger ce qu’ils mangent. […] Pour la même raison, on aurait tort, selon moi, de donner à un tableau de paysans un certain poli conventionnel. Si une peinture de paysans sent le lard, la fumée, la vapeur qui monte des pommes de terre, tant mieux ! Ce n’est pas malsain. Si une étable sent le fumier, bon! Une étable doit sentir le fumier. Si un champ exhale l’odeur de blé mûr, de pommes de terre, d’engrais, de fumier, cela est sain, surtout pour les citadins. Par de tels tableaux, ils acquièrent quelque chose d’utile. Mais un tableau de paysans ne doit pas sentir le parfum9. »

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On retrouve l’idée de la veillée, déjà représentée dans l’enluminure du Moyen-Âge que je vous montrais plus avant. Les visages sont marqués, très exagérés par Van Gogh qui semble avoir voulu montrer à quel point ces gens étaient marqués physiquement par leur travail. Il fait plus que partie d’eux : ces paysans sont leur travail, ils l’incarnent. On s’éclaire désormais à l’aide d’une lampe à huile qui sert de plafonnier mais l’idée du feu, du foyer, reste là à travers sa faible flamme. La première Révolution Industrielle est déjà passée par là et l’électricité, son déploiement, sa popularisation, commencent à lancer celle qui va suivre mais la vie de ceux qui nourrissent les pays n’a pas beaucoup changé, au fil des siècles.

C’est un peu comme si le temps s’écoulait différemment pour une partie de la population. Et c’est plutôt amusant de noter que c’est justement à la fin du XIXème siècle que naît celui qui va théoriser l’idée de la relativité du temps : Albert Einstein (1879-1955).

La maison ouvrière

Mais les maisons qu’habitent Monsieur et Madame Tout-le-Monde ne vont pas toutes rester figées dans le temps. Celles des ouvriers, dont le nombre ne va cesser de croître au cours de la première Révolution Industrielle, vont beaucoup changer dès le XIXème siècle.

Les premières maisons ouvrières vont apparaître avec les premières usines de production de masse. Le travail commence à se concentrer autour de ces pôles d’attraction, généralement aux abords des villes. Les gens quittent parfois leur région d’origine et, en particulier, les campagnes et leur famille pour aller vivre aux abords des usines qui pourront les employer.

Il va s’agir de loger (parfois d’urgence) des populations qui arrivent en masse et peuvent aussi venir de pays étrangers. L’idée de la « gestion des ressources humaines » va commencer à voir le jour à la même époque : il faut des ouvriers pour faire tourner les usines et il faut qu’ils soient aussi efficaces que possible au travail. Il faut donc au moins assurer leurs besoins de base : de la nourriture et un toit.

Les Cités Ouvrières

A force de se multiplier et parce qu’il faut construire rapidement, les premières cités ouvrières apparaissent. Ce sont des rassemblement de logements quasi identiques, agglutinés les uns à côté des autres. Mais ce ne sont pas encore les cités pavillonnaires que nous pouvons connaître aujourd’hui : pas de voiture à l’époque (ou excessivement peu et trop chères pour les ouvriers d’alors) donc l’usine dans laquelle travaillent les employés doit se trouver à proximité du quartier ou être spécifiquement desservie par des trains ou des bus en quantité suffisante.

Pour l’anecdote, à Douchy-les-Mines (59), petite ville située près de chez moi (qui, comme son nom l’indique, était une cité minière) on raconte que le bruit des pas que faisaient les nombreux ouvriers, qui partaient tous à la même heure en marchant silencieusement dans la rue, ressemblait au bruit d’un bourdon. Dans notre patois Ch’ti, le « bourdon » est appelé le « pipi malo » et cela a donné son nom au carnaval qui a toujours lieu de nos jours (bon, sauf en 2020, vous vous doutez bien…).

A cette époque, on est encore assez loin de la cité dortoir d’aujourd’hui, néanmoins. Il n’est pas rare, en effet, que les constructeurs et propriétaires de ces logements soient les entreprises mêmes qui emploient les ouvriers. Or, il faut garder ces employés, surtout quand ils ont de l’expérience ou sont qualifiés, afin de ne pas avoir à en former d’autres, ce qui serait coûteux. Il faut donc en prendre (plus ou moins relativement) soin.

En ce sens, certains patrons n’hésitent pas à créer des écoles, des garderies ou encore des centres de loisirs. L’idée n’est pas philanthropique mais consiste bien à contrôler la vie de ses ouvriers pour assurer, voire améliorer la rentabilité de l’entreprise. C’est ainsi que vont apparaître de véritable quartiers « clos » pour garder la main sur les ouvriers (et leur famille : les enfants représentent les potentiels ouvriers de demain).

L’exemple de la Cité des Électriciens

Comme je suis actuellement doctorante et que mes recherches portent sur le patrimoine industriel des Hauts-de-France (et le Steampunk, pour ceux qui ne sauraient pas encore, même si je le crie littéralement sur tous les toits, je plaide coupable), en août 2019, peu après son ouverture, j’ai eu l’occasion de visiter la Cité des Électriciens à Bruay-la-Buissière (62). Contrairement à ce que semble indiquer son nom de prime abord, c’est une ancienne cité minière.

Vue aérienne de la Cité des Electriciens à Bruay-la-Buissière (62).
Vue aérienne de la Cité des Electriciens à Bruay-la-Buissière (62).

En effet, les gens qui vivaient dans la Cité des Électriciens se voyaient fournir un logement par la Compagnie des Mines de Bruay. Toute la vie des mineurs était alors régie par les Houillères, jusque dans leurs loisirs. En visitant le musée, accolé à la Cité rénovée, j’ai notamment relevé le témoignage d’une fille de mineur : elle expliquait avoir eu une enfance heureuse dans la Cité mais lui avoir trouvé des airs de ghetto avec le recul. En effet, elle explique que personne ne sortait de la Cité. Et les gens qui n’y habitaient pas (venant d’autres quartiers de la ville, tout simplement) n’en connaissaient que l’arrêt de bus, jouxtant les lieux.

Car c’est un des mauvais côtés de ce genre d’endroit : la population peut se renfermer sur elle-même avec le temps. Tout étant à portée de main, il n’est plus nécessaire de s’éloigner de son domicile pour faire ses courses ou se détendre. Même les amis sont en fait nos voisins. A force, le communautarisme peut se développer au sein de ces quartiers. Un communautarisme qui n’a pas que des aspects négatifs, d’ailleurs, car c’est aussi lui qui génère un fort sentiment d’appartenance au quartier (donc à l’entreprise) et une forte coopération.

L’entraide est une valeur centrale dans le milieu ouvrier : on se soutient les uns, les autres. C’est aussi dans cet état d’esprit que se développe le concept du Prolétariat (la classe sociale prolétaire, qui crée, travaille, produit mais ne possède rien, en opposition à la classe capitaliste qui possède, exploite, s’enrichit) ou les premiers syndicats.

Une illusion de liberté ?
Les façades en briques rouges de la Cité des Electriciens à Bruay-la-Buissière (62).
Les façades en briques rouges de la Cité des Electriciens à Bruay-la-Buissière (62).

Au sein de la Cité des Électriciens, comme dans d’autres villes minières composées de corons, les gens se voient dotés d’une maison avec un petit jardin qui occupe une place importante dans la vie des familles de mineurs. Les voisins rivalisent d’ingéniosité pour avoir le plus beau jardin.

Les jardins occupent encore une place très importante dans la scénographie de la Cité des Électriciens aujourd’hui. Une citation de Arthur Choquet, ancien élève de l’École nationale d’horticulture de Versailles, nommé chef des jardins et plantations de la compagnie minière de Lens avec le grade d’ingénieur horticole après la Première Guerre Mondiale, est d’ailleurs inscrite sur un des murs qui clôturent les larges espaces verts : « Le jardin tient son homme, l’homme tient à son jardin. »

En revanche, si les gens peuvent égayer leur intérieur en le décorant comme ils le souhaitent, il est interdit de repeindre les façades. Tout juste peut-on installer des jardinières aux fenêtres. Des gardes, employés eux aussi par la Compagnie des Mines, veillent au grain.

Tout cela n’est évidemment pas gratuit : les mineurs qui travaillent pour la Compagnie se voient attribuer une maison pour eux et leur famille mais ils doivent malgré tout s’acquitter de taxes, prélevées directement sur leur salaire.

Notons également que ce type de Cité a souvent été construit le plus rapidement possible, avec des matériaux disponibles à proximité et avec la volonté de dépenser le moins d’argent possible. Il faudra attendre des décennies avant que ces habitations n’aient accès à l’eau courante et disposent enfin de toilettes intérieures et de salles de bain modernes. Derrière l’idéal de la Cité Ouvrière où chacun a un toit au-dessus de la tête, la réalité est souvent moins rose qu’on ne le pense.

Certains projets se montrent néanmoins plus utopiques que d’autres.

Les Familistères
Vue du Familistère de Guise
Vue du Familistère de Guise

En 1859, l’industriel Jean-Baptiste André Godin, crée le familistère de Guise (02). Il est le fondateur de la fonderie Godin, à l’origine des célèbres poêles en fonte Godin.

Parfois surnommé le « palais social », le familistère de Guise s’inscrit dans l’idéologie socialiste utopique en laquelle croit Godin. Ancien ouvrier lui-même, il explique se souvenir des conditions de vie difficile des salariés de l’industrie. Il ne veut pas reproduire un tel modèle socio-économique dans son usine. Il s’engage donc à redistribuer les richesses produites par son entreprise à ses employés en créant le familistère. L’idée est que des conditions de vie meilleures seront un investissement pour l’avenir.

Le familistère disposera donc d’équipements dont seuls les logements bourgeois pouvaient bénéficier jusqu’alors. D’abord, ils sont salubres et bien éclairés mais, surtout, l’eau potable est disponible à tous les étages, ainsi que des toilettes ou des salles de bain. S’ajoutent à cela tout un tas d’équipements communs : buanderie, piscine (couverte et chauffée déjà à l’époque), cinéma, magasins ou encore un jardin d’agrément où l’on se plaît à se détendre, se promener, jouer à la pétanque ou simplement se rencontrer.

Le familistère a également son école. Elle est gratuite, laïque et obligatoire jusqu’à 14 ans.

En Belgique, un autre familistère de ce genre existe et peut être visité également : le Grand Hornu.

Conclusion : De l’art d’habiter sa maison

Dans L’Architecture du bonheur, le philosophe Alain de Botton explique que « nos murs reflètent notre idéal10« . Un idéal qui varie d’une personne à une autre ; si, pour certain, par exemple, se retrouver de temps en temps dans le cocon familial est indispensable, pour d’autres, c’est une véritable torture, inenvisageable.

En tout cas, l’on se rend vite compte, à la lecture de l’ouvrage, qu’avoir une belle maison n’est pas forcément synonyme de bonheur. Plus encore, De Botton s’interroge sur les liens qui existeraient entre notre aptitude au bonheur et notre lieu de vie. « La plus noble architecture peut parfois faire moins pour nous qu’une sieste ou un cachet d’aspirine11« , explique-t-il.

En ces temps de confinement, il paraît que nous sommes nombreux à chercher comment habiter notre propre maison. Un véritable art (de vivre) qui semble s’apprendre et dont dépend de nombreux facteurs. La salubrité des lieux, leurs tailles, leurs équipements, leurs localisations… ou même ceux avec qui on les occupe avec nous,  sont évidemment les critères qui nous préoccupent en premier lieu. Mais une composante nous passe souvent au-dessus de la tête alors qu’elle est primordiale : nous.

Les meilleures conditions matérielles possibles sont une choses pour bien vivre, c’est indéniable et nous avons pu en voir quelques exemples ici. Mais nous oublions trop souvent que nous devons aussi apprendre à vivre avec nous-mêmes. Nous retrouver cloîtrés chez nous actuellement nous pousse parfois dans nos retranchements, vis-à-vis de cette problématique. On nous apprend très tôt à vivre en société, à vivre avec les autres mais comment vivre avec soi-même ? Nous essaierons de répondre à cette question dans notre troisième et dernier article sur les Coronamaisons !


Sources :

1 Anna de Noailles, « L’adolescence« , dans L’Ombre des jours, 1902.
2 Joséphine Kraft, « De Paris à Londres, portraitiste et peintre de genre : une précision quasi photographique« , dans « Le Narrateur d’une époque« , dans James Tissots : l’ambigu moderne, Beaux Arts, Hors Séries, Avril 2020, p.24.
3 Paris Promeneurs : « L’hôtel de la Païva »
4 Wikipédia, « L’année sans été » (Year Without a Summer)
5 Mary Shelley, paragraphe 6, Introduction de l’édition de 1831 de Frankenstein.
6 Passerelle(s), « La maison de marchand« , dans La Maison urbaine au Moyen-Âge, la BNF
7 Passerelle(s), La Maison Médéviale Rurale, la BNF
8 Lettre 404 N à Théo, Nuenen, 30 avril 1885
9 Passerelle(s), « Le feu au centre de la maison », dans La Maison Médéviale Rurale, la BNF
1 Le Figaro Magazine –  » Alain de Botton : ‘Nos murs reflètent notre idéal’ « 
11 Psychologies : « Le bonheur à la maison, les joies de l’intérieur »

Aviary Attorney : Enquête dans l’univers de J.J. Grandville

Aujourd’hui, nous allons parler d’un jeu vidéo !
Oui, oui, un jeu vidéo.
C’est un manque, sur Studinano. Beaucoup de jeux mériteraient pourtant qu’un article leur soit consacré. En effet, tant sur la forme que sur le fond, les jeux vidéo peuvent s’avérer être des œuvres d’art à part entière. En grande partie parce que de véritables artistes travaillent à leur réalisation. Et il arrive aussi qu’ils soient les supports idéaux à l’exposition d’œuvres préexistantes. Y compris des œuvres qu’on pourrait croire très éloignées du monde vidéoludique de prime abord. C’est le cas de celles dont nous allons parler aujourd’hui.
Je suis tombée totalement par hasard sur ce jeu et je suis tombée sous le charme. La raison à cela ? C’est un jeu réalisé entièrement à partir de gravures de J.J. Grandville, l’un de mes artistes favoris !

Présentation du jeu

Ce jeu s’appelle Aviary Attorney (qu’on pourrait traduire par « la volière aux avocats »; dans le contexte). A priori, il n’est pas d’une originalité folle : c’est un jeu d’enquête qui rappellera aux connaisseurs les aventures du Professeur Layton ou Ace Attorney (dont on peut imaginer que l’emprunt partiel du nom n’est pas un hasard ; c’est aussi une histoire d’avocats, d’enquêtes et la façon dont se joue le jeu est quasiment identique).
Je vous laisse jeter un œil à la vidéo de présentation du jeu avant de poursuivre :

Au cours du jeu, nous incarnons Jayjay Falcon, un oiseau de proie au bon cœur mais à l’expertise judiciaire discutable. Avec l’aide de son apprenti, Sparrowson (un moineau), notre but est de venir en aide à nos clients, d’interroger des témoins, de recueillir des preuves et, finalement, de condamner les coupables au cours de différentes affaires. Bref, un jeu d’enquête, vous disais-je !

L’originalité du jeu

Toutefois, ce qui fait toute la magie et l’intérêt de ce jeu, ce n’est pas son gameplay (et j’ai envie de dire tant mieux car, de ce point de vue, ça n’est guère original, vous l’aurez compris) mais la superbe utilisation des gravures de J.J. Grandville.
Ces œuvres, tombées dans le domaine public, sont ce qui a motivé la réalisation même du jeu. Malheureusement pour nous, francophones, le développeur à l’origine du projet est britannique. Le jeu n’est donc actuellement disponible que dans la langue de Shakespeare. Un comble pour un jeu basé sur les travaux d’un artiste français (enfin… Nancy, la ville dont il est originaire, était sous domination allemande à l’époque… mais on ne va pas chipoter pour si peu, là, oh, hein !) et dont l’intrigue se déroule à Paris ! En ce qui me concerne, j’espère qu’il y aura une traduction française bientôt.

Quoiqu’il en soit, Aviary Attorney démontre que J.J. Grandville, artiste français du XIXe siècle, était un illustrateur magistral et qu’il aurait sans nul doute trouvé sa place à notre époque. Grandville était clairement en avance sur son temps et il illustrait les mœurs de son époque avec grand talent.

J.J. Grandville : Présentation

J.J. Grandville se distingue de ses comparses graveurs, dessinateurs et caricaturistes parce qu’il excelle dans l’imagerie animale. Le zoomorphisme, plus exactement, est sa spécialité : il donne aux hommes des figures animales censées caractériser leur comportement, leurs qualités et leurs défauts, leur façon d’être. L’une de ses gravures les plus célèbres, Les Ombres Portées, montre comment l’artiste parvient à se moquer de ses contemporains en les comparant à tel ou tel animal auquel on prête tel ou tel trait de caractère. Cette pratique rappelle l’engouement de l’époque pour la physiognomonie, pseudo-science qui consistait à penser que le caractère des gens était lié à leurs caractéristiques physiques. Ce courant de pensée qui connaîtra les dérives racistes que l’on sait (l’antisémitisme, notamment, sera grandement alimenté par des pensées physiognomonistes et conduira jusqu’au délire aryen des Nazis).

 Jean-Jacques-Isidore Gérard, dit Grandville,  Les Ombres portées, planche 1, La Caricature, n°2, 11 novembre 1830, lithographie coloriée, Nancy, musée des Beaux-Arts.
Jean-Jacques-Isidore Gérard, dit Grandville,
Les Ombres portées, planche 1, La Caricature, n°2, 11 novembre 1830, lithographie coloriée, Nancy, musée des Beaux-Arts.
 Jean-Jacques-Isidore Gérard, dit Grandville,  Les Ombres portées, planche 1, La Caricature, n°2, 11 novembre 1830, lithographie coloriée, Nancy, musée des Beaux-Arts.
Jean-Jacques-Isidore Gérard, dit Grandville,
Les Ombres portées, planche 1, La Caricature, n°2, 11 novembre 1830, lithographie coloriée, Nancy, musée des Beaux-Arts.

J.J. Grandville, lui, joue avec le zoomorphisme et la physiognomonie pour caricaturer son temps et en faire la critique, souvent acerbe. Pour ce faire, il doit jongler avec les lois de censure qui touchent la presse. L’artiste vivra d’ailleurs très mal une perquisition de son domicile, au point de ne plus se consacrer, après elle, qu’à l’illustration de livres.

Comme son admirateur, Gustave Doré, il illustrera ainsi les Contes de Perrault, les Fables de la FontaineLes aventures de Robinson Crusoé ou encore Les Voyages de Gulliver, pour ne citer que les plus connus. Il écrira et illustrera également ses propres romans comme Un autre monde, Les Métamorphoses du jour ou, son plus célèbre ouvrage, Scènes de la vie privée et publique des Animaux pour Hetzel (célèbre éditeur de Jules Verne et Victor Hugo, dont il était également l’ami proche). Dans ce dernier, l’artiste démontre toute l’étendue de son talent pour le fantastique et donne vie à un monde peuplé d’animaux étrangement humains qui ont bien à nous apprendre sur la société de l’époque (c’était déjà le cas dans Les Métamorphoses du jour, tandis qu’Un autre monde ressemble à une œuvre surréaliste avant l’heure !).

Les personnages qui évoluent dans le jeu vidéo Aviary Attorney sortent de ce livre qui est, à l’origine, un recueil d’articles, de nouvelles et de contes satiriques. Honoré de Balzac ou encore George Sand participeront à son écriture mais toutes les vignettes accompagnant sa lecture seront réalisées par J.J. Grandville.

Grandville était en avance sur son temps. Par conséquent, rien d’étonnant à ce qu’il ait été un grand caricaturiste de son époque car, après tout, il faut avoir le recul nécessaire pour dépeindre une situation de façon critique. Il excellait dans ce domaine et c’est aujourd’hui ce savoir-faire, mêlé à son talent pour les représentations fantastiques, qui lui permettent de rester parlant, même aux yeux du public d’aujourd’hui. S’il avait été illustrateur de nos jours, il y a fort à parier que Grandville aurait pu travailler dans bien des domaines de la production graphique. Le jeu vidéo en fait partie, bien évidemment, puisqu’il mêle bon nombre de disciplines. On voit bien avec Aviary Attorney comme ses dessins s’y seraient en tout cas fort bien prêtés ! Lui manquera seulement la véritable patte du maître, celle qui lui aurait permis d’être davantage qu’un très beau jeu : car s’il avait vraiment pu réaliser un jeu vidéo, on peut penser que Grandville aurait sûrement, comme  son habitude, été en avance sur son temps. Il nous est finalement impossible de savoir quelle merveille il aurait été capable de mettre au jour sans posséder sa prescience unique !


Sources :
Lien du site officiel Aviary Attorney
Aviary Attorney disponible sur Steam
Article Gamekult (2014) : « Aviary Attorney : les ailes du délire »

« La nuit de Noël » ou le mystère de l’ange aux cadeaux

Pour illustrer cette période des Fêtes de fin d’année, j’ai choisi de m’arrêter sur cette aquarelle de Gustave Doré, intitulée La nuit de Noël.

Cet article sera le dernier de 2015 :)


Sommaire de l’article

Il était une fois, avant l’apparition du Père Noël
L’ange de Noël
Qui était Gustave Doré ?
Les gravures de Gustave Doré : Un monde magique en noir et blanc


Gustave Doré (1832-1883), La nuit de Noël, Non datée Aquarelle et rehauts de gouache, sur traits de crayon, 75 × 51,5 cm Paris, musée d’Orsay
Gustave Doré (1832-1883), La nuit de Noël, Non datée
Aquarelle et rehauts de gouache, sur traits de crayon, 75 × 51,5 cm
Paris, musée d’Orsay

Il était une fois, avant l’apparition du Père Noël

Cette aquarelle illustre la nuit de Noël selon Gustave Doré. On y voit un ange qui, de cheminée en cheminée, vient déposer des cadeaux aux habitants d’une ville.

L’échange de présents à cette époque de l’année ne date pas d’hier. Les romains s’adonnaient déjà à ces festivités durant la période des Saturnales. Ces dernières se déroulaient durant la période proche du solstice d’hiver (du 17 au 24 décembre) qui était déjà, d’après Lucien de Samosate (rhéteur et satiriste né vers 120, mort après 180), celle où, selon un proverbe d’alors, « les vieillards redeviennent enfants ». (Source : Lucien, les Saturnales, 1,9.)

guillemet« [Les Saturnales] célébraient le règne de Saturne, dieu des semailles et de l’agriculture. Elles étaient la manifestation de la fête de la liberté (libertas decembris) et du monde à l’envers. Jour de liberté des esclaves à Rome, ces derniers devenaient les maîtres et les maîtres obéissaient aux esclaves.
Les Saturnales ont laissé des traces au Moyen Age dans la fête des fous. »

Source : Culture.gouv.fr, Les cultes pré-chrétiens dans le monde antique, « Les Saturnales »

Dans l’aquarelle de Gustave Doré, nous sommes au XIXe siècle. Des siècles et des siècles plus tard ! Mais le Père Noël, tel que nous le connaissons aujourd’hui, n’est pas encore une figure récurrente du 25 décembre puisqu’il n’apparaîtra qu’au cours du siècle suivant. Toutefois, certaines régions françaises ont déjà des personnages qui ressemblent au Père Noël pour se charger du rôle de distributeur fictif : Saint Nicolas, par exemple, qui reste célèbre dans le Nord de la France ou en Alsace aujourd’hui. Mais Gustave Doré représente ici ce qui a tout l’air d’un ange. Les bras chargés de présents, il les glisse déjà dans les cheminées, comme notre bon vieux barbu en rouge.

L’ange de Noël

Qui est cet ange mystérieux ? A-t-il un nom ? Une identité précise ?

Il faut savoir que Gustave Doré est né à Strasbourg à une époque où cette région française était encore prussienne (Allemagne actuelle). Or, il existe, dans ces régions, des légendes parlant d’anges de Noël.

La plus célèbre est celle du Christkindel (je vous laisse jouer au jeu des sept différences avec les trois gravures qui la représentent ci-dessous ;)). Le Christkindel est censée être la personnification féminine du Christ. Toute vêtue de blanc, elle doit apparaître le soir de Noël.

guillemet« En Bavière, en Autriche, en Alsace et dans une partie de la Moselle, le personnage de Christkindel représentant l’Enfant Jésus a remplacé saint Nicolas chez les luthériens après la Réforme au XVIe siècle. Il s’agit d’une gracieuse messagère de blanc vêtue et couronnée comme une reine qui était parfois appelée l' »Ange de Noël » ou la « Dame de Noël ». De même que saint Nicolas, elle était accompagnée d’un personnage inquiétant (nda: Hans Trapp ou Hans von Trotha), tel le Père Fouettard aux menaçantes baguettes. Elle est encore très populaire dans les régions catholiques d’Allemagne et en Autriche, qui ont adopté avec empressement ce personnage « inventé » par les protestants. La Saint-Lucie des Suédois, fêtée le 13 décembre, lui ressemble. »

Source : Nadine Cretin, Lettre de Noël, Le Robert, 2015, n. p.

Représentation gravée du XIXe siècle montrant le Christkindel et Hans Trapp. Auteur inconnu.
Représentation gravée du XIXe siècle montrant le Christkindel et Hans Trapp.
Auteur inconnu.
Représentation gravée du XIXe siècle montrant le Christkindel et Hans Trapp. Auteur inconnu.
Représentation gravée du XIXe siècle montrant le Christkindel et Hans Trapp.
Auteur inconnu.
Représentation gravée du XIXe siècle montrant le Christkindel et Hans Trapp. Auteur inconnu.
Représentation gravée du XIXe siècle montrant le Christkindel et Hans Trapp.
Auteur inconnu.

Le Christkindel serait une déformation de la fête de la Saint Lucie, cette dernière étant censée être une jeune fille vêtue de blanc et portant une couronne de bougies. Cette fête a toujours lieu en Suède, en Scandinavie, en Norvège, en Finlande ou encore en Italie, en Islande ou en Croatie. Célébrée le 13 décembre, elle marque le début de la période de Noël.
Le Christkindel aurait été créé par les Protestants afin de « concurrencer » les festivités liées à la Saint Nicolas, célébrées par les Catholiques. Aujourd’hui, pourtant, ce sont essentiellement ces derniers qui continuent de perpétrer la légende.

Étant données ses origines, il n’est donc pas idiot de penser que l’artiste ait ici représenté la version de l’histoire qu’on lui racontait quand il était plus jeune. Son ange de Noël pourrait être le Christkindel ou, en tout cas, en avoir été inspiré.
Toutefois, comme les toits de la ville que survole la mystérieuse créature ressemblent fortement aux toits de Paris, on peut penser que Gustave Doré a adapté la légende pour la rendre parlante aux yeux d’un public plus large. Un public ne connaissant pas forcément les légendes propres à la région de Strasbourg. Ici, le Christkindel devient donc un ange, figure connue de tous, chrétiens de tous bords comme athées convaincus (même si, à l’époque, ceux-là étaient assez rares…). Cette représentation de la nuit de Noël se montre ainsi capable de parler à tout le monde.

Enfin, ce personnage fantastique s’accorde bien avec la magie que l’on prête à la période de Noël : comme notre Père Noël d’aujourd’hui, c’est un être invisible qui, grâce à ses pouvoirs, vient déposer les cadeaux au pied du sapin quand toute la maisonnée est endormie.

Qui était Gustave Doré ?

Portrait de Gustave Doré Félix Nadar. Photographie, vers 1857. BnF, département des Estampes et de la Photographie, Eo 15 (5) Fol © Bibliothèque nationale de France
Portrait de Gustave Doré
Félix Nadar.
Photographie, vers 1857.
BnF, département des Estampes et de la Photographie, Eo 15 (5) Fol
© Bibliothèque nationale de France

Gustave Doré est, à mon sens, un de nos plus talentueux artistes français. Il est pourtant assez méconnu du grand public et il a longtemps été dénigré par le monde de l’art. On l’a longtemps considéré davantage comme un « simple illustrateur », un métier qui était très loin d’être aussi bien considéré que de nos jours et que l’on distinguait de celui d’artiste (comprenez, celui qui faisait de belles et grandes œuvres d’art). « Comme dessinateur, Gustave Doré avait été presque universellement admiré ; comme peintre il fut assez maltraité » peut-on lire dans un portrait à charge publié à son sujet dans Le Trombinoscope en juin 1875 (Source). On lui reproche de ne faire « que de la peinture décorative », à ses œuvres de manquer de sentiment, d’humanité et de n’être que « chic et convention ». Un jugement très dur, en somme.

Dante et Virgile dans le 9e cercle de l'Enfer, Gustave Doré, 1861 312 x 450 cm "D'après "l'Enfer" de Dante que Doré a illustré. Arrivés dans le neuvième cercle de l'Enfer, Dante (vêtu de rouge, symbole du mortel ) et Virgile (drapé de bleu), comparables à deux statues monumentales, contemplent les traîtres condamnés à la glace éternelle. Au premier plan, deux frères : Alessandro, appartenant l'un au parti guelfe et Napoleone, au parti gibelin s'entretuent. Après ce premier cercle des traîtres envers leur parent, celui des traîtres envers la patrie, incarnés par Ugolin qui dévore le crâne de l'archevêque Ruggieri. Filet de sang qui ruisselle dans un souci de réalisme. La lumière se répartit sur les morceaux de glace tandis que les corps et regards sont pétrifiés par la glace." (Source : Joconde, Portail des collections des musées de France http://www.culture.gouv.fr/public/mistral/joconde_fr?ACTION=RETROUVER&NUMBER=1&GRP=0&SPEC=9&REQ=%28%28%27982.234%27%29+%3AINV+%29)
Dante et Virgile dans le 9e cercle de l’Enfer, Gustave Doré, 1861
312 x 450 cm
« D’après « l’Enfer » de Dante que Doré a illustré. Arrivés dans le neuvième cercle de l’Enfer, Dante (vêtu de rouge, symbole du mortel ) et Virgile (drapé de bleu), comparables à deux statues monumentales, contemplent les traîtres condamnés à la glace éternelle. Au premier plan, deux frères : Alessandro, appartenant l’un au parti guelfe et Napoleone, au parti gibelin s’entretuent. Après ce premier cercle des traîtres envers leur parent, celui des traîtres envers la patrie, incarnés par Ugolin qui dévore le crâne de l’archevêque Ruggieri. Filet de sang qui ruisselle dans un souci de réalisme. La lumière se répartit sur les morceaux de glace tandis que les corps et regards sont pétrifiés par la glace. » (Source : Joconde, Portail des collections des musées de France)

Pourtant, Gustave Doré a commencé sa carrière comme caricaturiste à l’âge de 15 ans à peine. On raconte qu’il s’était mis à dessiner dès l’âge de quatre ans ! Il reproduisait alors tout ce qui l’entourait – objets de la maison, membres de sa famille…

guillemet« Il fouillait les coins de la maison, s’emparait impitoyablement des pots qui contenaient une substance colorée quelconque et les portait dans sa chambre. ̶ A chaque instant, on s’apercevait de la disparition de quelque objet du ménage. On ne comprenait rien à cela, lorsqu’un jour, on le surprit en train de peindre, sur son drap de lit qu’il avait tendu sur le châssis du devant de cheminée, le portrait d’un de ses oncles. Il avait dans les mains une série de pinceaux de diverses grandeurs qu’il avait improvisés avec des brosses à dents, à cheveux, à habits, des goupillons chipés à l’église, des petits balais dérobés aux foyers paternels… et… autres lieux, etc. Autour de lui étaient rangés à terre des fioles, des bocaux, des vases de toutes sortes, et dans lesquels il puisait avec une ardeur fiévreuse. »

Source : Portrait-charge de Gustave Doré, Publié dans Le Trombinoscope en juin 1875, « Maître peintre ou peintre au mètre ? », BNF.

Mais Gustave Doré ne souhaite pas rester illustrateur de presse ad vitam aeternam. Il décide rapidement de devenir illustrateur de livres.

guillemet« Le sort des illustrateurs d’ouvrages, dont le secteur d’activité fut particulièrement prospère pendant la période romantique, était un peu plus enviable et le passage de la caricature à l’illustration revenait à gravir un échelon dans la hiérarchie artistique. Ambitieux et peu enclin à se contenter d’un statut médiocre, Doré a rapidement manifesté son désir d’obtenir d’autres travaux que ceux offerts par la caricature de presse. »

Source : BNF, Gustave Doré, illustrateur, « Des commandes à l’expression personnelle » par Valérie Sueur-Hermel

C’est pourquoi nous devons à ce prodige des images qui sont aujourd’hui entrées dans notre inconscient collectif. En effet, la façon dont il illustra notamment les Contes de Perrault, parmi lesquels le Petit Chaperon Rouge ou le Chat Botté, ont clairement inspiré les versions de ces histoires que nous connaissons tous aujourd’hui. Parmi elles, celles de Walt Disney ainsi que de nombreuses rééditions sous forme de livres, d’albums, de films etc.
Il donnera également sa propre version des Fables de La Fontaine, plus sombre et plus tragique, et illustrera aussi l’Enfer de Dante ou encore Don Quichotte de Cervantes et Gargantua de Rabelais. Même la Bible aura droit à son coup de crayon (vous pourrez voir certaines des gravures issues de ces ouvrages à la toute fin de cet article).

guillemet« Les premières illustrations du Chat Botté le représentent simplement chaussé de bottes, comme le décrit le texte du conte.
Quand Gustave Doré illustre à son tour ce conte, il rythme les moments forts de l’histoire par des gravures très expressives. Il coiffe alors le Chat d’un chapeau à plume et le couvre d’une cape, lui donnant une allure romanesque. Il est rusé mais également cruel, comme l’attestent ses dents pointues et ses griffes acérées. »

Source : Lectura.fr, « Gustave Doré, L’illustration en héritage : Le Chat Botté »

Gustave Doré n’avait pas son pareil pour donner vie au fantastique, à la magie, à la fantasmagorie. C’était un faiseur d’images à faire rêver (ou cauchemarder !).

En parcourant d’innombrables sites pour cet article, je redécouvre d’ailleurs le travail de Gustave Doré, que je ne cesse d’admirer. Et voilà que je tombe sur cette fabuleuse comparaison entre ses représentations d’hippogriffes et, ni plus ni moins, que des scènes d’Harry Potter. Et, effectivement, là encore, la ressemblance est troublante !

Ligne du dessus : gravures de Gustave Doré – ligne du dessous : scène du film Harry Potter
Ligne du dessus : gravures de Gustave Doré – ligne du dessous : scène du film Harry Potter

Il faut dire que le cinéma aime Gustave Doré depuis déjà longtemps. Déjà Jean Cocteau s’était grandement inspiré des gravures de l’artiste pour réaliser sa version de La Belle et la Bête. Certaines scènes du film sont de quasi-copies d’illustrations de l’artiste. Il faut dire que ce dernier avait l’art et la manière de choisir quelle scène précise d’une histoire il lui fallait illustrer et de quelle façon cadrer le tout.

Les gravures de Gustave Doré : Un monde magique en noir et blanc

Pour venir illustrer tous ces livres, chacun de ses dessins ou peintures était finement gravé afin de pouvoir être reproduit à grande échelle. C’est pourquoi Gustave Doré est surtout connu pour ses œuvres en noir et blanc plutôt que pour ses talents de coloriste. La nuit de Noël est, à ce titre, une exception à la règle.

guillemet« Le plus souvent les aquarelles de Doré représentent des paysages, pris sur le vif, simples instruments de travail pour des oeuvres plus élaborées.
La nuit de Noël constitue, au contraire, une oeuvre très aboutie, de grand format. »

Source : Musée d’Orsay, « Gustave Doré, La nuit de Noël »

Gustave Doré ne gravait pas lui-même ses œuvres mais avait accordé sa confiance à des graveurs professionnels (notamment Héliodore Pisan) pour rendre au mieux ses talents d’illustrateur. La plupart de ses œuvres les plus connues n’ont donc pas été gravées de sa main, bien qu’il s’adonna quand même à la gravure au cours de sa vie.

guillemet« Par commodité ou méconnaissance, il est souvent d’usage, en effet, de parler des « gravures » de Gustave Doré à propos de son œuvre d’illustrateur. Or, Doré n’a jamais gravé les très nombreuses illustrations d’ouvrage qu’il a son actif : il est l’auteur de dessins sur bois confiés à d’habiles interprètes, graveurs de métier. Mais cela ne l’a pas empêché de s’adonner à l’estampe originale tout d’abord comme lithographe, dès le début sa carrière, puis beaucoup plus tard comme aquafortiste. Cet œuvre original qui représente un pourcentage faible de l’œuvre imprimé est, si l’on excepte quelques pièces spectaculaires, loin de rivaliser avec son œuvre d’illustrateur. « 

Source : BNF, Gustave Doré, lithographe et graveur, « Lithographies pour rire », par Valérie Sueur-Hermel

Toutefois, il participa ainsi, à sa façon, à la démocratisation du livre et de l’accès à la lecture qui, au XIXe siècle, étaient en plein boum. Le succès de ses caricatures et dessins de presse y fut aussi pour quelque chose. Car Gustave Doré ne débordait pas seulement d’imagination ; il savait aussi observer son époque avec précision et en retranscrire les travers avec humour. Pour un artiste auquel on reprochait de manquer d’humanité, c’est tout de même un comble !

Pour achever cet article, je vous invite à découvrir (ou redécouvrir) d’autres œuvres de Gustave Doré (pas seulement des gravures, d’ailleurs, parce que j’aime aussi ses peintures) :


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Sources :
Musée d’Orsay, « Gustave Doré, La nuit de Noël »
BNF, « Gustave Doré, L’imaginaire au pouvoir »