Archives de catégorie : Secrets d’Histoire… de l’Art

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Petite histoire de fantômes : La Famille Invisible

La Marquise du Deffand disait : « Je ne crois pas aux fantômes mais j’en ai peur. » Étrange contradiction qui peut paraître difficile à décrypter, à première vue. La Marquise semble nous dire que si elle ne croit pas aux fantômes, cela ne l’empêche pas d’en avoir peur. Il existe en effet un monde entre ce à quoi l’on croit (ou non) et ce qui existe véritablement (ou non). Dans le doute, même si l’on ne croit pas aux fantômes, on peut les craindre, car l’on a ni prouvé leur existence, ni prouvé leur non-existence. C’est un peu le même paradoxe qui existe aujourd’hui avec nos chers extraterrestres, ceux-là même qui n’ont toujours pas montré le bout de leur nez (s’ils en ont un) ; à la fois si attendus et si craints, alors même qu’on ignore tout d’eux et qu’on ne sait même pas s’ils existent.

Mais qu’est-ce qu’un fantôme ? S’agit-il seulement de ces entités inquiétantes, perdues dans l’au-delà, ces êtres qui nous ont quittés et qui sont censés revenir nous hanter ? Dans ce cas, je ne crois pas aux fantômes. De quels fantômes peut alors avoir peur la Marquise si elle ne croit pas en eux ? Si l’on considère qu’elle entend par « fantômes » certains éléments de sa vie passée, alors je peux comprendre qu’elle en ait peur. On parle parfois des « fantômes du passé » ; quand quelque chose ressurgit dans notre vie et vient potentiellement la bouleverser. C’est l’effet boule de neige. Ou le karma, dans d’autres cultures. Comme si tous nos actes portaient tôt ou tard à conséquence. Comment savoir si cela est vrai ou non ? Comment savoir si les fantômes de notre passé nous rattraperont un jour ou non ? Comment reconnaître ces fantômes ? citrouille-halloween

Une longue introduction pour vous souhaiter un joyeux Halloween ! Après les clowns ou les citrouilles chantantes, c’est au tour des fantômes de faire leur entrée chez Studinano !

Aujourd’hui, nous allons nous arrêter sur une œuvre que j’ai découvert il y a quelques années à Lille, au Tri Postal : celle de Théo Mercier, La Famille Invisible.

La Famille Invisible, Théo Mercier, Sculpture, 140x80x200 cm.
La Famille Invisible, Théo Mercier, Sculpture, 140x80x200 cm.

Cette œuvre a tout de suite retenu mon attention car elle est incroyablement polysémique. J’y ai vu plusieurs façons de l’appréhender. Mais mettons-nous tout de suite d’accord : ces interprétations sont tout-à-fait personnelles. Vous en verrez peut-être d’autres qui m’ont échappé et je vous invite à me les faire connaître dans les commentaires si c’est le cas !


Sommaire de l’article :

Une histoire de famille
Le Cousin Machin : star de l’Art ?
Fantômes ou Burka : identité(s) cachée(s)
Un problème plus profond : un secret de famille


Une histoire de famille

D’abord, bien sûr, il s’agit d’une famille. Un père, une mère, deux enfants, semble-t-il. Une famille de fantômes, certes, mais une famille quand même. L’artiste nous met là face à un thème qui pose question dans notre société actuelle : qu’est-ce qu’une famille, au XXIème siècle ? On a vu, ces dernières années, comme cette question pouvait créer des débats plus ou moins fondés, en particulier en France. Quand le Mariage pour Tous a été voté, nombre d’imbéciles de gens sont descendus dans les rues pour essayer de priver les autres de leur droit à fonder à leur tour une famille. Alors même qu’ils n’étaient en rien concernés. Les prétendus arguments portaient souvent sur leur représentation de la famille idéale : un papa, une maman, des enfants. Dans leur esprit, voilà la seule famille possible.

Cette famille type est celle que représente ici Théo Mercier. Mais c’est une famille de fantômes. Est-ce là une façon de dire que ce modèle est dépassé ? Qu’il n’est plus le seul existant ? A l’heure des familles monoparentales, homoparentales, recomposées, décomposées, inexistantes, surexistantes… Tout est désormais possible. Le modèle unique qui a longtemps été prôné par l’Eglise n’existe plus. Ou, en tout cas, il n’est plus le seul existant.

Mais en dehors des excités du pavé que sont les Manif pour Tous, il existe d’autres paranoïaques de la famille idéale. Dans le camp complètement inverse, j’ai entendu des gens s’exprimer contre l’idée même de famille : pour eux, la famille idéale est celle qui n’existe pas. Au XXIème siècle, pour eux, il serait temps de passer à autre chose. Vivre seul et avec tout le monde en même temps. S’autoriser la possibilité d’être avec une personne un jour, et une autre le lendemain. Bref, briser le couple car le couple est démodé. Soit… Ces extrêmes sont quand même un peu flippants à mon goût, mais soit.

On voit bien à travers ces différentes conceptions que la famille, le couple, l’amour posent de grandes questions de nos jours. Mais cela a toujours été le cas et nous nous posons tous des questions, même si elles sont souvent moins extrêmes que celles que j’ai pu exposer plus avant. Nous avons surtout la chance que beaucoup de tabous soient tombés au fil du temps, nous permettant d’exposer au grand jour des questions qui, autrefois, étaient gardées secrètes ou qu’on osait pas même se poser.

Dans l’œuvre de Théo Mercier, c’est une famille morte qui nous est montrée. Une famille fantomatique. On peut y voir à la fois la mort de la famille. Ou une famille qui reste elle-même par-delà la mort. Comment savoir ? Nous sommes dans un entre-deux. En pleine période de changements, d’interrogations, l’œuvre de Théo Mercier semble faire le pont entre différentes conceptions de ce qu’est la famille (si elle existe encore). Il ne nous donne pas de réponse : il nous pousse au questionnement.

Le Cousin Machin : star de l’Art ?

Face à une œuvre comme celle-ci, la Famille Addams n’a qu’à bien se tenir ! Ceci dit, on sent quand même que Théo Mercier a pu y trouver son inspiration : les lunettes noires de ses personnages me font penser à celle du Cousin Machin. Il est d’ailleurs assez étonnant de voir à quel point ce personnage a pu inspirer nombre d’artistes (d’ailleurs, je m’en inspire aussi). Il faut dire que c’est un personnage qui a de quoi séduire : on ignore ce qu’il est sous son épaisse chevelure, il semble aussi humain que monstrueux, il est à la fois étrangement mignon et bizarrement effrayant. Bref, c’est un personnage qui porte en lui les caractéristiques de l’Inquiétante Etrangeté décrite par Freud et utilisée par de nombreux artistes.

L'un des premiers Cousin Machin de la Famille Addams. On retrouve les lunettes de soleil qui indiquent l'emplacement des yeux et donne une allure anthropomorphique au personnage, le rendant plus humain et... plus effrayant en même temps.
L’un des premiers Cousin Machin de la Famille Addams. On retrouve les lunettes de soleil qui indiquent l’emplacement des yeux et donne une allure anthropomorphique au personnage, le rendant plus humain et… plus effrayant en même temps.
Dans cette oeuvre, Javier Perez donne sa version du Cousin Machin. Comme dans beaucoup de ses oeuvres, on est dérangé par cette forme étrangement humaine, pendue au plafond. L'artiste fait en sorte de provoquer un certain malaise chez le spectateur.
Dans cette oeuvre, Javier Perez donne sa version du Cousin Machin. Comme dans beaucoup de ses oeuvres, on est dérangé par cette forme étrangement humaine, pendue au plafond. L’artiste fait en sorte de provoquer un certain malaise chez le spectateur.
Javier Perez semble apprécier le monstre ambigu qu'est le Cousin Machin. Ici, on aperçoit l'homme sous la fourrure... Ou peut-être pas.
Javier Perez semble apprécier le monstre ambigu qu’est le Cousin Machin. Ici, on aperçoit l’homme sous la fourrure… Ou peut-être pas.
Nick Cave est un artiste qui réalise des costumes fantaisistes et surréalistes. Nombre d'entre eux ont de faux-airs de Cousins Machins, plus ou moins multicolores. Comme Théo Mercier, ses oeuvres étaient présentées lors de l'exposition Phantasia de Lille, au Tri Postal.
Nick Cave est un artiste qui réalise des costumes fantaisistes et surréalistes. Nombre d’entre eux ont de faux-airs de Cousins Machins, plus ou moins multicolores. Comme Théo Mercier, ses oeuvres étaient présentées lors de l’exposition Phantasia de Lille, au Tri Postal.
On peut aussi retrouver le Cousin Machin dans la pub. Le photographe Hugh Kretschmer nous le prouve avec cette image qui a tout d'une oeuvre surréaliste. On retrouve la cigarette perturbante, comme chez Théo Mercier. Bizarre, vous avez dit bizarre ?
On peut aussi retrouver le Cousin Machin dans la pub. Le photographe Hugh Kretschmer nous le prouve avec cette image qui a tout d’une oeuvre surréaliste. On retrouve la cigarette perturbante, comme chez Théo Mercier. Bizarre, vous avez dit bizarre ?
Faceless Girl au manteau
Cette Faceless Girl au manteau est ma version du Cousin Machin.
(Encre sur papier Canson | Ink on Canson paper)

Fantômes ou Burka : identité(s) cachée(s)

Un questionnement qui peut aller plus loin encore. Ces fantômes, dont les corps sont recouverts de longs draps blancs, peuvent aussi évoquer les nombreuses questions du voile, de la burka, du burkini même. Ici, ça n’est pas seulement la femme qui est dissimulée sous le tissu mais tous les membres de la famille. Vous me direz, quoi de plus normal, ce sont des fantômes et c’est ainsi que nous représentons les fantômes, dans la culture pop ! Mais c’est aussi là que l’on s’aperçoit qu’il y a quelque chose d’étrange et d’inquiétant à ne pas voir le visages de ces personnages. Que cachent-ils sous ces draps ? Cachent-ils seulement quelque chose ? Tous les doutes sont permis. Et, de nos jours, ces doutes sont justement ceux qui nous poussent à craindre tout le monde et n’importe qui, à stigmatiser autant qu’à nous radicaliser, quel que soit le camp choisi au final.

Ces draps que portent les fantômes sont considérés comme des déguisements. Il n’est pas rare d’en croiser dans les rues au moment d’Halloween. On se cache pour faire peur, pour surprendre, pour jouer à être un autre.

Le thème du déguisement qui dissimule pour mieux inquiéter, intriguer, attirer l’attention tout en cachant qui l’on est vraiment, est très présent dans l’Art et dans l’Histoire. Le masque est le premier pas vers le déguisement. Les bals masqués existent depuis très longtemps, partout dans le monde. Le carnaval de Venise est célèbre pour ses déguisements qui dissimulent complètement les personnes qui les portent. Sous le Second Empire, on sait que les bals masqués étaient le lieu de tous les possibles ; on y venait autant pour tromper son conjoint que pour prendre des décisions politiques majeures ; on s’y montrait, on devait y être vus mais, en même temps, on mettait un grand soin à ne pas être reconnu trop facilement, à se dissimuler derrière un masque et tout un déguisement plus ou moins élaboré.

Qui est le monstre inquiétant, alors ? Celui qui se montre ou celui qui se cache ?

Henri Gervex (1852-1929)Le bal de l'Opéra, Paris1886Huile sur toileH. 85 ; L. 63 cmCourtoisie Galerie Jean-François Heim, Bâle© Photo courtesy of Galerie Jean-François Heim, Basel / cliché Julien Pépy
Henri Gervex (1852-1929)Le bal de l’Opéra, Paris1886Huile sur toileH. 85 ; L. 63 cmCourtoisie Galerie Jean-François Heim, Bâle© Photo courtesy of Galerie Jean-François Heim, Basel / cliché Julien Pépy

Dans l’œuvre de Théo Mercier, on constate que le fantôme qui semble être le père tient une cigarette à la main ; n’est-il pourtant pas mort ? J’ai la même impression face à ce fantôme à la cigarette que lorsque je croise des femmes couvertes de la tête aux pieds à Disneyland Paris. Comme si deux visions du monde se rencontraient, se croisaient tout du moins, en créant sur leur passage une impression d’étrangeté. Comme quand quelque chose cloche mais qu’on est incapable de dire exactement pourquoi. La cigarette du fantôme est une bizarrerie qui nous interpelle. La femme voilée au milieu d’un des temples du consumérisme à l’américaine également. De la même manière, je ne cesse de trouver des plus étranges de voir des touristes en tong et chaussettes se balader dans les couloirs du Louvre, au milieu des département des Antiquités, là où sont exposées des œuvres dont les cousines sont explosées, actuellement en Syrie et ailleurs, dans l’indifférence la plus complète.

Quelque chose cloche dans notre société. Et, à mes yeux, cette œuvre pointe du doigt ce paradoxe, ce problème, ce truc coincé dans l’engrenage et qui l’empêche de tourner correctement. Le déguisement, le costume qui cache, permet ici de pointer du doigt et d’attirer l’attention sur un problème plus profond.

"Cette sculpture représente la Vierge enceinte de Jésus, debout les bras ouverts, figure de l’iconographie chrétienne rarement traitée. La Vierge est vêtue d’une tunique qui, tel un drapé mouillé, colle au corps, révélant avec impudeur sa nudité. Un voile, fabriqué à partir de boyaux de porc séchés, la recouvre de la tête aux pieds. La Vierge, paradigme d’une maternité sans tâche, devient ici une figure fantasmagorique, inquiétante, dans laquelle s’opposent, comme souvent dans les œuvres de Javier Pérez, les notions antagonistes du charnel et du spirituel, du laid et du beau, de l’impur et du sacré." (Source)  Javier Pérez Virgo Mater, 2012, Résine et boyaux de porc séchés
« Cette sculpture représente la Vierge enceinte de Jésus, debout les bras ouverts, figure de l’iconographie chrétienne rarement traitée. La Vierge est vêtue d’une tunique qui, tel un drapé mouillé, colle au corps, révélant avec impudeur sa nudité. Un voile, fabriqué à partir de boyaux de porc séchés, la recouvre de la tête aux pieds. La Vierge, paradigme d’une maternité sans tâche, devient ici une figure fantasmagorique, inquiétante, dans laquelle s’opposent, comme souvent dans les œuvres de Javier Pérez, les notions antagonistes du charnel et du spirituel, du laid et du beau, de l’impur et du sacré. » (Source)Javier Pérez
Virgo Mater, 2012,
Résine et boyaux de porc séchés 

 

Un problème plus profond : un secret de famille

D’ailleurs, Théo Mercier n’a pas seulement réalisé son étrange famille fantomatique. Il a remis ça avec cette autre œuvre, intitulée Le Grand Public. Tout aussi mystérieuse que la précédente, cette œuvre nous montre cette fois des personnages très différents les uns des autres. Du fou (qu’on reconnaît à l’entonnoir retourné sur sa tête) à l’enfant, du vieillard au parfait inconnu, en passant, justement, par le personnage coiffé d’oreille de Mickey.

Théo Mercier, Le Grand public, 2012 Courtesy de l’artiste et galerie Gabrielle Maubrie, Paris
Théo Mercier, Le Grand public, 2012 Courtesy de l’artiste et galerie Gabrielle Maubrie, Paris

Le truc coincé dans l’engrenage apparaît bien plus clairement dans cette œuvre. Ces fantômes sont tout le monde et personne à la fois. Ils nous évoquent des êtres que nous avons pu croiser, ils nous rappellent des choses que nous avons vues, ils nous aident à mettre le doigt sur ce sentiment d’incompréhension qui nous envahit parfois. Et c’est ainsi que les fantômes de Théo Mercier deviennent un peu nos fantômes ; ceux de notre passé commun, ceux sur lesquels nous avons basé notre monde et son système de fonctionnement, ceux qui nous rattraperont tôt ou tard.

Ces fantômes, je les vois comme des personnifications d’un secret de famille. Or, le « secret de famille » est typiquement le genre de « fantôme » qui peut ressurgir tout-à-coup et faire très mal. On en a fait des livres et des films sur le sujet ! Plutôt des drames que des comédies légères. Le secret de famille est le fantôme qu’on a enfermé un beau jour au fond d’un placard, qu’on a presque oublié et qui parvient à s’échapper pour tout envoyer valser sur son passage quand on s’y attend le moins. Et cette famille, c’est celle que nous formons tous, c’est l’Humanité toute entière, qui n’hésite pas à tout planquer sous le tapis plutôt que de faire le ménage nécessaire. Il n’y aura bientôt plus de place sous le tapis. D’ailleurs, on ne sait plus très bien ce que cache le dit tapis. Un peu comme on ne sait pas très bien ce qui se cache sous les draps des fantômes de Théo Mercier. Quand quelqu’un viendra le secouer un beau jour, nous aurons sans doute de sacrées surprises… et pas que des bonnes.

L'Enfance du Mal, Théo Mercier.
L’Enfance du Mal, Théo Mercier. (Source photo)

Si vous souhaitez voir d’autres créations que j’ai pu réaliser pour Halloween, ces dernières années, vous pouvez visiter cette page sur laquelle je les regroupe.

Jack-o'-Lantern
Quitte à vous souhaiter un joyeux Halloween et à vous parler de fantômes… revoici mes Jack-o’-Lantern !
(Aquarelle et encre sur papier Canson)

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Aviary Attorney : Enquête dans l’univers de J.J. Grandville

Aujourd’hui, nous allons parler d’un jeu vidéo !
Oui, oui, un jeu vidéo.
C’est un manque, sur Studinano. Beaucoup de jeux mériteraient pourtant qu’un article leur soit consacré. En effet, tant sur la forme que sur le fond, les jeux vidéo peuvent s’avérer être des œuvres d’art à part entière. En grande partie parce que de véritables artistes travaillent à leur réalisation. Et il arrive aussi qu’ils soient les supports idéaux à l’exposition d’œuvres préexistantes. Y compris des œuvres qu’on pourrait croire très éloignées du monde vidéoludique de prime abord. C’est le cas de celles dont nous allons parler aujourd’hui.
Je suis tombée totalement par hasard sur ce jeu et je suis tombée sous le charme. La raison à cela ? C’est un jeu réalisé entièrement à partir de gravures de J.J. Grandville, l’un de mes artistes favoris !

Présentation du jeu

Ce jeu s’appelle Aviary Attorney (qu’on pourrait traduire par « la volière aux avocats »; dans le contexte). A priori, il n’est pas d’une originalité folle : c’est un jeu d’enquête qui rappellera aux connaisseurs les aventures du Professeur Layton ou Ace Attorney (dont on peut imaginer que l’emprunt partiel du nom n’est pas un hasard ; c’est aussi une histoire d’avocats, d’enquêtes et la façon dont se joue le jeu est quasiment identique).
Je vous laisse jeter un œil à la vidéo de présentation du jeu avant de poursuivre :

Au cours du jeu, nous incarnons Jayjay Falcon, un oiseau de proie au bon cœur mais à l’expertise judiciaire discutable. Avec l’aide de son apprenti, Sparrowson (un moineau), notre but est de venir en aide à nos clients, d’interroger des témoins, de recueillir des preuves et, finalement, de condamner les coupables au cours de différentes affaires. Bref, un jeu d’enquête, vous disais-je !

L’originalité du jeu

Toutefois, ce qui fait toute la magie et l’intérêt de ce jeu, ce n’est pas son gameplay (et j’ai envie de dire tant mieux car, de ce point de vue, ça n’est guère original, vous l’aurez compris) mais la superbe utilisation des gravures de J.J. Grandville.
Ces œuvres, tombées dans le domaine public, sont ce qui a motivé la réalisation même du jeu. Malheureusement pour nous, francophones, le développeur à l’origine du projet est britannique. Le jeu n’est donc actuellement disponible que dans la langue de Shakespeare. Un comble pour un jeu basé sur les travaux d’un artiste français (enfin… Nancy, la ville dont il est originaire, était sous domination allemande à l’époque… mais on ne va pas chipoter pour si peu, là, oh, hein !) et dont l’intrigue se déroule à Paris ! En ce qui me concerne, j’espère qu’il y aura une traduction française bientôt.

Quoiqu’il en soit, Aviary Attorney démontre que J.J. Grandville, artiste français du XIXe siècle, était un illustrateur magistral et qu’il aurait sans nul doute trouvé sa place à notre époque. Grandville était clairement en avance sur son temps et il illustrait les mœurs de son époque avec grand talent.

J.J. Grandville : Présentation

J.J. Grandville se distingue de ses comparses graveurs, dessinateurs et caricaturistes parce qu’il excelle dans l’imagerie animale. Le zoomorphisme, plus exactement, est sa spécialité : il donne aux hommes des figures animales censées caractériser leur comportement, leurs qualités et leurs défauts, leur façon d’être. L’une de ses gravures les plus célèbres, Les Ombres Portées, montre comment l’artiste parvient à se moquer de ses contemporains en les comparant à tel ou tel animal auquel on prête tel ou tel trait de caractère. Cette pratique rappelle l’engouement de l’époque pour la physiognomonie, pseudo-science qui consistait à penser que le caractère des gens était lié à leurs caractéristiques physiques. Ce courant de pensée qui connaîtra les dérives racistes que l’on sait (l’antisémitisme, notamment, sera grandement alimenté par des pensées physiognomonistes et conduira jusqu’au délire aryen des Nazis).

 Jean-Jacques-Isidore Gérard, dit Grandville,  Les Ombres portées, planche 1, La Caricature, n°2, 11 novembre 1830, lithographie coloriée, Nancy, musée des Beaux-Arts.
Jean-Jacques-Isidore Gérard, dit Grandville,
Les Ombres portées, planche 1, La Caricature, n°2, 11 novembre 1830, lithographie coloriée, Nancy, musée des Beaux-Arts.
 Jean-Jacques-Isidore Gérard, dit Grandville,  Les Ombres portées, planche 1, La Caricature, n°2, 11 novembre 1830, lithographie coloriée, Nancy, musée des Beaux-Arts.
Jean-Jacques-Isidore Gérard, dit Grandville,
Les Ombres portées, planche 1, La Caricature, n°2, 11 novembre 1830, lithographie coloriée, Nancy, musée des Beaux-Arts.

J.J. Grandville, lui, joue avec le zoomorphisme et la physiognomonie pour caricaturer son temps et en faire la critique, souvent acerbe. Pour ce faire, il doit jongler avec les lois de censure qui touchent la presse. L’artiste vivra d’ailleurs très mal une perquisition de son domicile, au point de ne plus se consacrer, après elle, qu’à l’illustration de livres.

Comme son admirateur, Gustave Doré, il illustrera ainsi les Contes de Perrault, les Fables de la FontaineLes aventures de Robinson Crusoé ou encore Les Voyages de Gulliver, pour ne citer que les plus connus. Il écrira et illustrera également ses propres romans comme Un autre monde, Les Métamorphoses du jour ou, son plus célèbre ouvrage, Scènes de la vie privée et publique des Animaux pour Hetzel (célèbre éditeur de Jules Verne et Victor Hugo, dont il était également l’ami proche). Dans ce dernier, l’artiste démontre toute l’étendue de son talent pour le fantastique et donne vie à un monde peuplé d’animaux étrangement humains qui ont bien à nous apprendre sur la société de l’époque (c’était déjà le cas dans Les Métamorphoses du jour, tandis qu’Un autre monde ressemble à une œuvre surréaliste avant l’heure !).

Les personnages qui évoluent dans le jeu vidéo Aviary Attorney sortent de ce livre qui est, à l’origine, un recueil d’articles, de nouvelles et de contes satiriques. Honoré de Balzac ou encore George Sand participeront à son écriture mais toutes les vignettes accompagnant sa lecture seront réalisées par J.J. Grandville.

Grandville était en avance sur son temps. Par conséquent, rien d’étonnant à ce qu’il ait été un grand caricaturiste de son époque car, après tout, il faut avoir le recul nécessaire pour dépeindre une situation de façon critique. Il excellait dans ce domaine et c’est aujourd’hui ce savoir-faire, mêlé à son talent pour les représentations fantastiques, qui lui permettent de rester parlant, même aux yeux du public d’aujourd’hui. S’il avait été illustrateur de nos jours, il y a fort à parier que Grandville aurait pu travailler dans bien des domaines de la production graphique. Le jeu vidéo en fait partie, bien évidemment, puisqu’il mêle bon nombre de disciplines. On voit bien avec Aviary Attorney comme ses dessins s’y seraient en tout cas fort bien prêtés ! Lui manquera seulement la véritable patte du maître, celle qui lui aurait permis d’être davantage qu’un très beau jeu : car s’il avait vraiment pu réaliser un jeu vidéo, on peut penser que Grandville aurait sûrement, comme  son habitude, été en avance sur son temps. Il nous est finalement impossible de savoir quelle merveille il aurait été capable de mettre au jour sans posséder sa prescience unique !


Sources :
Lien du site officiel Aviary Attorney
Aviary Attorney disponible sur Steam
Article Gamekult (2014) : « Aviary Attorney : les ailes du délire »

Henri-Edmond Cross : Coup de cœur à l’exposition Joie de Vivre

Affiche de l'exposition Joie de Vivre au Palais des Beaux Arts de Lille (du 26 septembre 2015 au 17 janvier 2016)
Affiche de l’exposition Joie de Vivre au Palais des Beaux Arts de Lille (du 26 septembre 2015 au 17 janvier 2016)

La semaine dernière, j’ai pris mon courage (= mon porte-monnaie) à deux mains et je suis allée visiter l’exposition Joie de Vivre au Palais des Beaux Arts de Lille (exposition qui m’a coûté 0€ quand mon voyage en train, lui, m’a coûté un tout petit peu moins de 20€… Merci la SNCF, je ne suis qu’à 50 km de là, FAUT PAS POUSSER).

Bref.

L’exposition prenait fin ce 17 janvier et je n’avais pas pu m’y rendre avant. S’y trouvait pourtant mon artiste chouchou, mon préféré, mon favori, Takashi Murakami. Je ne pouvais donc pas rater l’occasion. Et j’ai bel et bien eu mon tête-à-tête avec l’œuvre en question, Mr Cloud :

Mais figurez-vous qu’il y a une autre raison qui fait que j’ai plutôt bien fait de passer outre mon ego et le fait d’engrosser la SNCF : j’ai découvert un artiste que je ne connaissais pas (ça m’arrive, je ne peux pas tout connaître) et ça a été le coup de cœur.

Son nom : Henri-Edmond Cross. Un artiste originaire de Douai (je précise parce que des fois, on s’en fiche un peu, des fois c’est utile pour comprendre le parcours d’un artiste et des fois… c’est juste que c’est dans ma région et c’est cool).
Son vrai nom était en fait Delacroix, comme le fameux Eugène. Un peu trop fameux, d’ailleurs, le Eugène. Pour se distinguer, Henri-Edmond transforma donc son patronyme en Cross (« croix » en anglais… Delacroix… Cross… Si vous n’avez pas compris, je ne peux rien pour vous). D’aucuns diront qu’il aurait aussi pour raccourcir un peu son prénom, tant qu’à y être. Henri-Ed Cross aurait été diablement plus hipster (moi, je dis ça…).

L’exposition Joie de Vivre donnait à voir plusieurs toiles de l’artiste. Je vous propose de voir les photographies que j’ai prises ainsi que celles, de meilleure qualité, que j’ai pu trouver sur l’internet car je n’avais emporté que mon smartphone pour être plus à l’aise pendant ma visite (je suis la fille que vous croisez au musée et qui prend en photo les cartels près des œuvres, en plus des œuvres elles-mêmes ; pour les retrouver plus facilement sur Google Images par la suite. JE N’SUIS PAS FOLLE VOUS SAVEZ).

Henri-Edmond Cross est originaire du Nord mais il vit dans le Sud de la France, à Saint-Clair, près du Lavandou. Il se sent inspiré par cette région ensoleillée où les couleurs semblent tellement plus flamboyantes que dans sa région d’origine (oui, bon, ok, mais on a d’autres qualités… On est gentils, déjà).

Le Lavandou est une commune du Var (83).
Le Lavandou est une commune du Var (83).

Le cartel qui accompagne sa toile La Fuite des nymphes explique :

guillemet« Pour cet homme du Nord – Cross est né à Douai -, la Méditerranée est une Arcadie moderne, un pays éternel, saturé de couleurs où l’Antiquité semble encore vivante, ici sous la forme d’un joyeux ballet de nymphes. Installé à Saint-Clair, près du Lavandou, Cross est d’abord inspiré par le divisionnisme de son ami Paul Signac puis se rapproche d’Henri Matisse et des Fauves. »

Le Divisionnisme (aussi appelé Chromo-luminarisme) est un style de peinture qui se base sur une théorie picturale. Cette théorie veut qu’obliger l’œil et le cerveau du spectateur à combiner les couleurs permettrait d’atteindre le maximum de luminosité scientifiquement possible (dans une peinture, s’entend). Le Divisionnisme rendrait les couleurs plus claires et plus lumineuses.
Comment ça marche ? La technique est mise au point par Georges Seurat. Elle consiste, pour le peintre, à ne pas mélanger ses couleurs pures, ni sur sa palette, ni sur sa toile, mais à les juxtaposer sous formes de petites touches. De près, une peinture Divisionniste ressemble à une mosaïque, à un ensemble de coups de pinceau multicolores. Ces amoncellements de points colorés lui donnent son autre nom, plus connu du grand-public : le Pointillisme. Mais on lui donne également un nom plus barbare : celui de Néo-impressionnisme (comprenez, le « nouvel » impressionnisme car « néo » signifie « nouveau »).
Pour « bien » voir une peinture Divisionniste, il faut s’éloigner suffisamment, obliger notre œil à faire une sorte de « mise au point », le forcer à « rassembler » toutes les couleurs.
C’est à peu près le même principe qu’avec nos écrans actuels, à la différence que le nombre de points (pixels) est beaucoup plus important et qu’ils sont quasiment invisibles à l’œil nu. Les couleurs Rouge-Vert-Bleu (RVB) utilisées par nos écrans deviennent « naturellement » une multitude d’autres couleurs car notre œil et notre cerveau les « mélangent » sans même que nous nous en rendions compte.

Si je vous précisais plus haut que l’on appelait aussi le Divisionnisme le Néo-impressionnisme, c’est parce que ce terme était utilisé dans d’autres cartels de l’exposition Joie de Vivre. Près de la toile de Henri-Edmond Cross intitulée L’Air du soir, on pouvait ainsi lire :

guillemet« Une fin d’après-midi dans le Sud de la France où vit et travaille Cross. La chaleur, qu’il redoute, la lumière, qui l’inspire, s’apaisent, offrant un instant de sérénité et d’éternité. Ce tableau est exposé à la IIIe exposition du groupe néo-impressionniste de 1894, puis donné au peintre Signac qui l’accroche dans sa salle à manger. C’est là que Matisse le découvre ; il s’en inspire dans le fameux Luxe, calme et volupté. »

A nouveau, l’ami de Henri-Edmond Cross, Paul Signac, est évoqué. C’est aussi un Divisionniste (ou un Néo-impressionniste… Ou un Pointilliste… Vous m’suivez toujours ?). Ses oeuvres et celles de Cross sont parfois si semblables qu’il est presque difficile de les distinguer (je vous laisse comparer sa toile intitulée Voiles et Pins, ci-dessous, à celle de Henri-Edmond Cross, postée plus avant, L’air du soir : leurs bateaux sont les mêmes !).

Voiles et Pins, Paul Signac (1863-1935) 1896 Huile sur toile 81 x 52 cm Collection particulière
Voiles et Pins,
Paul Signac (1863-1935)
1896
Huile sur toile
81 x 52 cm
Collection particulière

Quant à Henri Matisse, que mentionne aussi le cartel, il va emprunter un style des plus semblables pour sa toile Luxe, calme et volupté suite à sa rencontre avec les deux hommes. C’est d’ailleurs grâce à ses expérimentations divisionnistes que l’artiste deviendra le précurseur du Fauvisme, un autre style pictural basé sur une théorie de la couleur. Pour beaucoup d’autres peintres comme lui, le Pointillisme ne constituera qu’une étape dans leur carrière avant qu’ils n’adoptent d’autres styles picturaux. Henri-Edmond Cross et Paul Signac, eux, resteront fidèles au Divisionnisme en dépit de l’évolution des « modes » ou de l’apparente difficulté à réaliser des peintures de ce genre (petite touche par petite touche… ça peut prendre du temps, comme vous pouvez aisément l’imaginer et l’on peut aussi penser que cela « bride » un peu le naturel).

Luxe, Calme et Volupté, Henri Matisse (1869-1954) 1904 Huile sur toile 98.5 cm × 118.5 cm Musée d'Orsay, Paris
Luxe, Calme et Volupté,
Henri Matisse (1869-1954)
1904
Huile sur toile
98.5 cm × 118.5 cm
Musée d’Orsay, Paris

Pour autant, la fameuse Femme au chapeau que peindra Matisse en en 1905, et qui est l’une des toiles emblématiques du Fauvisme, semble curieusement faire écho à la Femme à l’ombrelle peinte par Paul Signac en 1893.
Ah, l’histoire de l’art et ses citations, ses inspirations, ses détournements, ses évolutions…

La dernière toile de Henri-Edmond Cross que nous proposait l’exposition Joie de Vivre était Les Îles d’Or, une peinture quasiment abstraite, faite de lignes de points bleus et jaunes pâles, représentant la mer et ses couleurs changeantes sous la lumière du soleil.

guillemet« Les Îles d’Or restituent le ravissement solaire de la Provence. La composition aplanit la perspective pour n’être plus qu’illumination. L’œuvre évoque la joie d’être face à la mer, nimbée par les rayons du soleil. Les variations de la lumière s’accomplissent dans la décomposition aérienne du spectre. La touche, extrêmement mobile, restitue la divagation du regard ébloui. »

Il faut préciser, d’ailleurs, que toute la première salle de l’exposition portait sur le soleil et donnait à voir diverses représentations de l’astre. Tantôt, les peintres avaient cherché à saisir sa lumière et donc les couleurs qu’il donnait aux choses (la magnifique toile de Pierre-Auguste Renoir, une étude du torse d’une femme au soleil, était ainsi exposée en ce sens). Tantôt, ils l’avaient représenté « directement » mais de façon abstraite, simplifiée ou stylisée (côte à côte, se trouvaient une représentation du soleil à la façon d’un logo d’entreprise, conçue par Roy Lichtenstein, et une autre de Robert Delaunay, totalement abstraite et faite de ronds concentriques de couleurs diverses). Mes photos ne sont pas d’une qualité exceptionnelle mais je vous laisse quand même quelques traces de ce que cela pouvait donner :

Oh, mais, attendez, que vois-je ? Une autre ressemblance curieuse. Cette fois, entre la toile de Renoir que je viens d’évoquer et une autre peinture de Henri-Edmond Cross ; sa Dormeuse nue dans la clairière, peinte en 1907, semble emprunter ses effets lumineux à son illustre comparse. Le « nouvel »-impressionniste emprunte bel et bien à ses prédécesseurs (Renoir ayant été un impressionniste) avant d’inspirer ses successeurs (Matisse et les autres Fauvistes).

PAF. La boucle est bouclée.


Cet article vous a plu ? Vous connaissiez déjà Henri-Edmond Cross ? Pas du tout ? Vous avez apprécié ? Dites-moi tout ! Les commentaires sont là pour ça ;)


Sources :
Site non-officiel sur Takashi Murakami par Studinano
« Exposition « Le Néo-Impressionnisme, de Seurat à Paul Klee », Musée d’Orsay, Paris, 2005″ présentée par Impressionniste.net

« La nuit de Noël » ou le mystère de l’ange aux cadeaux

Pour illustrer cette période des Fêtes de fin d’année, j’ai choisi de m’arrêter sur cette aquarelle de Gustave Doré, intitulée La nuit de Noël.

Cet article sera le dernier de 2015 :)


Sommaire de l’article

Il était une fois, avant l’apparition du Père Noël
L’ange de Noël
Qui était Gustave Doré ?
Les gravures de Gustave Doré : Un monde magique en noir et blanc


Gustave Doré (1832-1883), La nuit de Noël, Non datée Aquarelle et rehauts de gouache, sur traits de crayon, 75 × 51,5 cm Paris, musée d’Orsay
Gustave Doré (1832-1883), La nuit de Noël, Non datée
Aquarelle et rehauts de gouache, sur traits de crayon, 75 × 51,5 cm
Paris, musée d’Orsay

Il était une fois, avant l’apparition du Père Noël

Cette aquarelle illustre la nuit de Noël selon Gustave Doré. On y voit un ange qui, de cheminée en cheminée, vient déposer des cadeaux aux habitants d’une ville.

L’échange de présents à cette époque de l’année ne date pas d’hier. Les romains s’adonnaient déjà à ces festivités durant la période des Saturnales. Ces dernières se déroulaient durant la période proche du solstice d’hiver (du 17 au 24 décembre) qui était déjà, d’après Lucien de Samosate (rhéteur et satiriste né vers 120, mort après 180), celle où, selon un proverbe d’alors, « les vieillards redeviennent enfants ». (Source : Lucien, les Saturnales, 1,9.)

guillemet« [Les Saturnales] célébraient le règne de Saturne, dieu des semailles et de l’agriculture. Elles étaient la manifestation de la fête de la liberté (libertas decembris) et du monde à l’envers. Jour de liberté des esclaves à Rome, ces derniers devenaient les maîtres et les maîtres obéissaient aux esclaves.
Les Saturnales ont laissé des traces au Moyen Age dans la fête des fous. »

Source : Culture.gouv.fr, Les cultes pré-chrétiens dans le monde antique, « Les Saturnales »

Dans l’aquarelle de Gustave Doré, nous sommes au XIXe siècle. Des siècles et des siècles plus tard ! Mais le Père Noël, tel que nous le connaissons aujourd’hui, n’est pas encore une figure récurrente du 25 décembre puisqu’il n’apparaîtra qu’au cours du siècle suivant. Toutefois, certaines régions françaises ont déjà des personnages qui ressemblent au Père Noël pour se charger du rôle de distributeur fictif : Saint Nicolas, par exemple, qui reste célèbre dans le Nord de la France ou en Alsace aujourd’hui. Mais Gustave Doré représente ici ce qui a tout l’air d’un ange. Les bras chargés de présents, il les glisse déjà dans les cheminées, comme notre bon vieux barbu en rouge.

L’ange de Noël

Qui est cet ange mystérieux ? A-t-il un nom ? Une identité précise ?

Il faut savoir que Gustave Doré est né à Strasbourg à une époque où cette région française était encore prussienne (Allemagne actuelle). Or, il existe, dans ces régions, des légendes parlant d’anges de Noël.

La plus célèbre est celle du Christkindel (je vous laisse jouer au jeu des sept différences avec les trois gravures qui la représentent ci-dessous ;)). Le Christkindel est censée être la personnification féminine du Christ. Toute vêtue de blanc, elle doit apparaître le soir de Noël.

guillemet« En Bavière, en Autriche, en Alsace et dans une partie de la Moselle, le personnage de Christkindel représentant l’Enfant Jésus a remplacé saint Nicolas chez les luthériens après la Réforme au XVIe siècle. Il s’agit d’une gracieuse messagère de blanc vêtue et couronnée comme une reine qui était parfois appelée l' »Ange de Noël » ou la « Dame de Noël ». De même que saint Nicolas, elle était accompagnée d’un personnage inquiétant (nda: Hans Trapp ou Hans von Trotha), tel le Père Fouettard aux menaçantes baguettes. Elle est encore très populaire dans les régions catholiques d’Allemagne et en Autriche, qui ont adopté avec empressement ce personnage « inventé » par les protestants. La Saint-Lucie des Suédois, fêtée le 13 décembre, lui ressemble. »

Source : Nadine Cretin, Lettre de Noël, Le Robert, 2015, n. p.

Représentation gravée du XIXe siècle montrant le Christkindel et Hans Trapp. Auteur inconnu.
Représentation gravée du XIXe siècle montrant le Christkindel et Hans Trapp.
Auteur inconnu.
Représentation gravée du XIXe siècle montrant le Christkindel et Hans Trapp. Auteur inconnu.
Représentation gravée du XIXe siècle montrant le Christkindel et Hans Trapp.
Auteur inconnu.
Représentation gravée du XIXe siècle montrant le Christkindel et Hans Trapp. Auteur inconnu.
Représentation gravée du XIXe siècle montrant le Christkindel et Hans Trapp.
Auteur inconnu.

Le Christkindel serait une déformation de la fête de la Saint Lucie, cette dernière étant censée être une jeune fille vêtue de blanc et portant une couronne de bougies. Cette fête a toujours lieu en Suède, en Scandinavie, en Norvège, en Finlande ou encore en Italie, en Islande ou en Croatie. Célébrée le 13 décembre, elle marque le début de la période de Noël.
Le Christkindel aurait été créé par les Protestants afin de « concurrencer » les festivités liées à la Saint Nicolas, célébrées par les Catholiques. Aujourd’hui, pourtant, ce sont essentiellement ces derniers qui continuent de perpétrer la légende.

Étant données ses origines, il n’est donc pas idiot de penser que l’artiste ait ici représenté la version de l’histoire qu’on lui racontait quand il était plus jeune. Son ange de Noël pourrait être le Christkindel ou, en tout cas, en avoir été inspiré.
Toutefois, comme les toits de la ville que survole la mystérieuse créature ressemblent fortement aux toits de Paris, on peut penser que Gustave Doré a adapté la légende pour la rendre parlante aux yeux d’un public plus large. Un public ne connaissant pas forcément les légendes propres à la région de Strasbourg. Ici, le Christkindel devient donc un ange, figure connue de tous, chrétiens de tous bords comme athées convaincus (même si, à l’époque, ceux-là étaient assez rares…). Cette représentation de la nuit de Noël se montre ainsi capable de parler à tout le monde.

Enfin, ce personnage fantastique s’accorde bien avec la magie que l’on prête à la période de Noël : comme notre Père Noël d’aujourd’hui, c’est un être invisible qui, grâce à ses pouvoirs, vient déposer les cadeaux au pied du sapin quand toute la maisonnée est endormie.

Qui était Gustave Doré ?

Portrait de Gustave Doré Félix Nadar. Photographie, vers 1857. BnF, département des Estampes et de la Photographie, Eo 15 (5) Fol © Bibliothèque nationale de France
Portrait de Gustave Doré
Félix Nadar.
Photographie, vers 1857.
BnF, département des Estampes et de la Photographie, Eo 15 (5) Fol
© Bibliothèque nationale de France

Gustave Doré est, à mon sens, un de nos plus talentueux artistes français. Il est pourtant assez méconnu du grand public et il a longtemps été dénigré par le monde de l’art. On l’a longtemps considéré davantage comme un « simple illustrateur », un métier qui était très loin d’être aussi bien considéré que de nos jours et que l’on distinguait de celui d’artiste (comprenez, celui qui faisait de belles et grandes œuvres d’art). « Comme dessinateur, Gustave Doré avait été presque universellement admiré ; comme peintre il fut assez maltraité » peut-on lire dans un portrait à charge publié à son sujet dans Le Trombinoscope en juin 1875 (Source). On lui reproche de ne faire « que de la peinture décorative », à ses œuvres de manquer de sentiment, d’humanité et de n’être que « chic et convention ». Un jugement très dur, en somme.

Dante et Virgile dans le 9e cercle de l'Enfer, Gustave Doré, 1861 312 x 450 cm "D'après "l'Enfer" de Dante que Doré a illustré. Arrivés dans le neuvième cercle de l'Enfer, Dante (vêtu de rouge, symbole du mortel ) et Virgile (drapé de bleu), comparables à deux statues monumentales, contemplent les traîtres condamnés à la glace éternelle. Au premier plan, deux frères : Alessandro, appartenant l'un au parti guelfe et Napoleone, au parti gibelin s'entretuent. Après ce premier cercle des traîtres envers leur parent, celui des traîtres envers la patrie, incarnés par Ugolin qui dévore le crâne de l'archevêque Ruggieri. Filet de sang qui ruisselle dans un souci de réalisme. La lumière se répartit sur les morceaux de glace tandis que les corps et regards sont pétrifiés par la glace." (Source : Joconde, Portail des collections des musées de France http://www.culture.gouv.fr/public/mistral/joconde_fr?ACTION=RETROUVER&NUMBER=1&GRP=0&SPEC=9&REQ=%28%28%27982.234%27%29+%3AINV+%29)
Dante et Virgile dans le 9e cercle de l’Enfer, Gustave Doré, 1861
312 x 450 cm
« D’après « l’Enfer » de Dante que Doré a illustré. Arrivés dans le neuvième cercle de l’Enfer, Dante (vêtu de rouge, symbole du mortel ) et Virgile (drapé de bleu), comparables à deux statues monumentales, contemplent les traîtres condamnés à la glace éternelle. Au premier plan, deux frères : Alessandro, appartenant l’un au parti guelfe et Napoleone, au parti gibelin s’entretuent. Après ce premier cercle des traîtres envers leur parent, celui des traîtres envers la patrie, incarnés par Ugolin qui dévore le crâne de l’archevêque Ruggieri. Filet de sang qui ruisselle dans un souci de réalisme. La lumière se répartit sur les morceaux de glace tandis que les corps et regards sont pétrifiés par la glace. » (Source : Joconde, Portail des collections des musées de France)

Pourtant, Gustave Doré a commencé sa carrière comme caricaturiste à l’âge de 15 ans à peine. On raconte qu’il s’était mis à dessiner dès l’âge de quatre ans ! Il reproduisait alors tout ce qui l’entourait – objets de la maison, membres de sa famille…

guillemet« Il fouillait les coins de la maison, s’emparait impitoyablement des pots qui contenaient une substance colorée quelconque et les portait dans sa chambre. ̶ A chaque instant, on s’apercevait de la disparition de quelque objet du ménage. On ne comprenait rien à cela, lorsqu’un jour, on le surprit en train de peindre, sur son drap de lit qu’il avait tendu sur le châssis du devant de cheminée, le portrait d’un de ses oncles. Il avait dans les mains une série de pinceaux de diverses grandeurs qu’il avait improvisés avec des brosses à dents, à cheveux, à habits, des goupillons chipés à l’église, des petits balais dérobés aux foyers paternels… et… autres lieux, etc. Autour de lui étaient rangés à terre des fioles, des bocaux, des vases de toutes sortes, et dans lesquels il puisait avec une ardeur fiévreuse. »

Source : Portrait-charge de Gustave Doré, Publié dans Le Trombinoscope en juin 1875, « Maître peintre ou peintre au mètre ? », BNF.

Mais Gustave Doré ne souhaite pas rester illustrateur de presse ad vitam aeternam. Il décide rapidement de devenir illustrateur de livres.

guillemet« Le sort des illustrateurs d’ouvrages, dont le secteur d’activité fut particulièrement prospère pendant la période romantique, était un peu plus enviable et le passage de la caricature à l’illustration revenait à gravir un échelon dans la hiérarchie artistique. Ambitieux et peu enclin à se contenter d’un statut médiocre, Doré a rapidement manifesté son désir d’obtenir d’autres travaux que ceux offerts par la caricature de presse. »

Source : BNF, Gustave Doré, illustrateur, « Des commandes à l’expression personnelle » par Valérie Sueur-Hermel

C’est pourquoi nous devons à ce prodige des images qui sont aujourd’hui entrées dans notre inconscient collectif. En effet, la façon dont il illustra notamment les Contes de Perrault, parmi lesquels le Petit Chaperon Rouge ou le Chat Botté, ont clairement inspiré les versions de ces histoires que nous connaissons tous aujourd’hui. Parmi elles, celles de Walt Disney ainsi que de nombreuses rééditions sous forme de livres, d’albums, de films etc.
Il donnera également sa propre version des Fables de La Fontaine, plus sombre et plus tragique, et illustrera aussi l’Enfer de Dante ou encore Don Quichotte de Cervantes et Gargantua de Rabelais. Même la Bible aura droit à son coup de crayon (vous pourrez voir certaines des gravures issues de ces ouvrages à la toute fin de cet article).

guillemet« Les premières illustrations du Chat Botté le représentent simplement chaussé de bottes, comme le décrit le texte du conte.
Quand Gustave Doré illustre à son tour ce conte, il rythme les moments forts de l’histoire par des gravures très expressives. Il coiffe alors le Chat d’un chapeau à plume et le couvre d’une cape, lui donnant une allure romanesque. Il est rusé mais également cruel, comme l’attestent ses dents pointues et ses griffes acérées. »

Source : Lectura.fr, « Gustave Doré, L’illustration en héritage : Le Chat Botté »

Gustave Doré n’avait pas son pareil pour donner vie au fantastique, à la magie, à la fantasmagorie. C’était un faiseur d’images à faire rêver (ou cauchemarder !).

En parcourant d’innombrables sites pour cet article, je redécouvre d’ailleurs le travail de Gustave Doré, que je ne cesse d’admirer. Et voilà que je tombe sur cette fabuleuse comparaison entre ses représentations d’hippogriffes et, ni plus ni moins, que des scènes d’Harry Potter. Et, effectivement, là encore, la ressemblance est troublante !

Ligne du dessus : gravures de Gustave Doré – ligne du dessous : scène du film Harry Potter
Ligne du dessus : gravures de Gustave Doré – ligne du dessous : scène du film Harry Potter

Il faut dire que le cinéma aime Gustave Doré depuis déjà longtemps. Déjà Jean Cocteau s’était grandement inspiré des gravures de l’artiste pour réaliser sa version de La Belle et la Bête. Certaines scènes du film sont de quasi-copies d’illustrations de l’artiste. Il faut dire que ce dernier avait l’art et la manière de choisir quelle scène précise d’une histoire il lui fallait illustrer et de quelle façon cadrer le tout.

Les gravures de Gustave Doré : Un monde magique en noir et blanc

Pour venir illustrer tous ces livres, chacun de ses dessins ou peintures était finement gravé afin de pouvoir être reproduit à grande échelle. C’est pourquoi Gustave Doré est surtout connu pour ses œuvres en noir et blanc plutôt que pour ses talents de coloriste. La nuit de Noël est, à ce titre, une exception à la règle.

guillemet« Le plus souvent les aquarelles de Doré représentent des paysages, pris sur le vif, simples instruments de travail pour des oeuvres plus élaborées.
La nuit de Noël constitue, au contraire, une oeuvre très aboutie, de grand format. »

Source : Musée d’Orsay, « Gustave Doré, La nuit de Noël »

Gustave Doré ne gravait pas lui-même ses œuvres mais avait accordé sa confiance à des graveurs professionnels (notamment Héliodore Pisan) pour rendre au mieux ses talents d’illustrateur. La plupart de ses œuvres les plus connues n’ont donc pas été gravées de sa main, bien qu’il s’adonna quand même à la gravure au cours de sa vie.

guillemet« Par commodité ou méconnaissance, il est souvent d’usage, en effet, de parler des « gravures » de Gustave Doré à propos de son œuvre d’illustrateur. Or, Doré n’a jamais gravé les très nombreuses illustrations d’ouvrage qu’il a son actif : il est l’auteur de dessins sur bois confiés à d’habiles interprètes, graveurs de métier. Mais cela ne l’a pas empêché de s’adonner à l’estampe originale tout d’abord comme lithographe, dès le début sa carrière, puis beaucoup plus tard comme aquafortiste. Cet œuvre original qui représente un pourcentage faible de l’œuvre imprimé est, si l’on excepte quelques pièces spectaculaires, loin de rivaliser avec son œuvre d’illustrateur. « 

Source : BNF, Gustave Doré, lithographe et graveur, « Lithographies pour rire », par Valérie Sueur-Hermel

Toutefois, il participa ainsi, à sa façon, à la démocratisation du livre et de l’accès à la lecture qui, au XIXe siècle, étaient en plein boum. Le succès de ses caricatures et dessins de presse y fut aussi pour quelque chose. Car Gustave Doré ne débordait pas seulement d’imagination ; il savait aussi observer son époque avec précision et en retranscrire les travers avec humour. Pour un artiste auquel on reprochait de manquer d’humanité, c’est tout de même un comble !

Pour achever cet article, je vous invite à découvrir (ou redécouvrir) d’autres œuvres de Gustave Doré (pas seulement des gravures, d’ailleurs, parce que j’aime aussi ses peintures) :


Cet article vous a plu ? Ou pas ? Aimez-vous aussi Gustavé Doré ? Passez-vous de bonnes fêtes de fin d’année ? Dites-moi tout en commentaire !


Sources :
Musée d’Orsay, « Gustave Doré, La nuit de Noël »
BNF, « Gustave Doré, L’imaginaire au pouvoir »

De l’orgue de barbarie à nos ordinateurs : une histoire de trous

Avec les évènements de ces derniers jours, j’ai envie de vous faire un peu rêver. C’est pourquoi je vous propose aujourd’hui de nous arrêter sur cette vidéo dans laquelle vous allez pouvoir redécouvrir un des classiques de Michael Jackson, Smooth Criminal, interprété… à l’orgue de barbarie.

A l’origine de cette prouesse, un certain Patrick Mathis, qui avoue sur son site web être « tombé dans le trou d’un carton d’orgue de barbarie en 1980 (…) et passe[r] tout son temps à composer ou arranger de la musique pour ses instruments et ceux des autres ! »
Bref, un mordu ! Et ça se voit. Et c’est bien. C’est même super cool.


Sommaire de l’article

L’orgue de barbarie : à la découverte des automatophones
XVIIe, XVIIIe, XIXe siècle : ces siècles qui aimaient les automates et les automatismes
L’orgue de barbarie : ancêtre des ordinateurs


L’orgue de barbarie : à la découverte des automatophones

Un orgue de barbarie.
Un orgue de barbarie.

L’orgue de barbarie est l’étrange instrument que Patrick Mathis actionne à l’aide d’une sorte de manivelle tout au long de sa vidéo. C’est un instrument qui n’est pas tout jeune puisque son apparition date du XVIIIe siècle. Mais certains indices laissent même penser qu’il pourrait avoir été inventé au moins un siècle plus tôt.

Il m’est assez difficile de vous expliquer simplement comment fonctionne cet instrument. Sachez au moins que c’est un instrument à vent. Autrement dit, grâce à la manivelle qu’il actionne, le tourneur (nom de celui qui « joue » de l’orgue de barbarie) fait entrer de l’air dans la machinerie qui compose l’instrument. Un système de soufflets permet alors aux « flûtes » (les tuyaux de l’orgue, que vous pouvez voir à l’avant de l’instrument) de recevoir ou non de l’air.  Alors, quand celles-ci s’actionnent ou non, au moment où le papier perforé laisse ou non passer l’air jusqu’à elles, les dites flûtent produisent le son et rendent la mélodie pré-programmée.

C’est pour cette raison que l’orgue de barbarie fait aussi partie des automatophones : les instruments qui jouent de la musique de façon automatique. En l’occurrence, dans le cas de l’orgue de barbarie, il « suffit » d’actionner la manivelle pour dérouler le papier perforé qui produira la mélodie. Encore faut-il posséder le dit papier ou le composer soi-même !

Toutefois, les automatophones ne sont pas tous des orgues de barbarie. Certains sont des instruments encore plus complexes. Dans la vidéo ci-dessous, vous pourrez par exemple voir un automatophone composé de plusieurs instruments, dont un piano et un violon bien visibles. Vous constaterez cependant que sur ce modèle aussi un papier perforé sert de « pré-programmation » à l’instrument.

Il existe des orgues de barbarie bien plus grands et bien plus complexes encore que celui utilisé par Patrick Mathis. On appelle ces instruments des Limonaires, du nom de la famille qui les rendit célèbres au XIXe siècle. S’ils peuvent être portatifs, ils sont tout de même beaucoup plus imposants que leurs petits frères.
Vous pouvez bien sûr observer des tas d’exemples de Limonaires, tous assez différents les uns des autres, avec leurs particularités et détails qui vous feront craquer ou non. Certains sont immenses, d’autres ne vous sembleront peut-être pas si différents des orgues de barbarie « standards » ; certains vous sembleront être de véritables objets d’art, d’autres vous apparaîtront comme des objets de foire rustiques. Toutefois, pour l’anecdote, sachez qu’il en existe un très beau à l’Abbaye de Collonges, près de Lyon, lieu de réception appartenant à nul autre que Paul Bocuse, le célébrissime Chef. Je vous propose d’en voir quelques photographies ci-dessous (chéri, si tu cherches un endroit où m’emmener dîner à l’occasion…).

XVIIe, XVIIIe, XIXe siècle : ces siècles qui aimaient les automates et les automatismes

Il n’est pas particulièrement étonnant que l’orgue de barbarie ait fait son apparition aux alentours du XVIIIe siècle car cette période est riche en développements d’automates en tout genre.

Pour comprendre, il faut voir les automates et, plus largement, les machines automatisées de cette époque comme toutes sortes d’horloges très perfectionnées. Plutôt que de donner l’heure cependant, elles effectuent mécaniquement un ensemble de mouvements prédéfinis à l’aide de complexes emboîtements de rouages. C’est aussi de cette façon que fonctionnent les orgues de barbarie et les Limonaires : grâce à des automatismes. En l’occurrence, ceux-ci permettent de jouer de la musique (il ne faut donc pas confondre un Limonaire, aussi grand soit-il et même s’il peut se composer d’automates, avec une horloge astronomique, comme celle de Strasbourg dont je vous avais déjà parlé ici, car celle-ci a pour but premier d’indiquer le passage du temps et non d’être un instrument de musique).

Or, le XVIIIe siècle est l’époque à laquelle Jacques de Vaucanson ou la fratrie Jaquet-Droz enchantent les publics avec des poupées mécaniques, des « anatomies mouvantes » (Source : Chantal Spillemaecker, Bernard Roukhomovsky (préf.), Vaucanson & l’homme artificiel : Des automates aux robots, Grenoble, Presses Universitaires, coll. « HC Histoire », 2010, p.9.) époustouflantes : des automates, ancêtres des robots.
Pour permettre à leurs créations de se mouvoir de façon particulièrement complexe, ils usent de tous les éléments propres à l’horlogerie et les mécanismes qu’ils inventent ont tout de la mystérieuse machine d’Anticythère.
Leurs prouesses sont rendues possibles par l’enrichissement de l’art de l’automatisation et, surtout, sa diversification. Rouages, mécanismes d’horlogerie et, dans le cas de notre orgue de barbarie, de drôles de feuilles perforées qui passent sous un cylindre ; les moyens d’automatisation se perfectionnent, de complexifient, se réinventent et permettent d’obtenir des résultats aussi divers que variés.

A peine un siècle plus tard, « au seuil du XIXe siècle [les automates deviennent des] objets de luxe […] au même titre que les bijoux. Ces chefs-d’œuvre miniatures [sont] faits d’or, d’émail, de perles, de pierres précieuses [et] sont largement diffusés en Europe et en Orient. » (Source : Caroline Junier et al., Automates et Merveilles : Une Exposition, 3 Villes, 3 Musées, 3 Catalogues, Neuchâtel, Alphil, coll. « Image et patrimoine », 2012, p.210.) Ils deviennent des objets de collection.

Il faut dire que nous n’avons conservé jusqu’à nos jours que très peu d’automates de ces grands créateurs du XVIIIe siècle. L’attrait provoqué par ces machineries n’en est que plus fort.

En outre, un artiste comme Vaucanson est non seulement un concepteur d’automates épatant mais aussi un « remarquable montreur [sachant] l’art d’exhiber ses mécaniques enchantées à la manière d’un bateleur. » (Source :  Collectif, L’Automate : Modèle Métaphore Machine Merveille, Bordeaux, Presses Universitaires, coll. « Mirabilia », p.505.) Cela n’est pas surprenant car dès l’Antiquité, les machines illusionnistes font fureur, comme l’atteste le succès des Pneumatiques de Héron d’Alexandrie, par exemple (Ier siècle av. J.C.).
Au XIXe siècle, cette mode s’intensifie et des inventeurs-prestidigitateurs donnent des spectacles qui trouvent encore un certain écho aujourd’hui. En témoignent les spectacles actuels de magie, usant encore de certains tours conçus à l’époque. Certains prestidigitateurs (le plus connu du grand public étant peut-être Dani Lary, puisqu’il passe régulièrement à la télévision) usent par exemple d’une ambiance steampunk (pour en savoir plus sur le steampunk, vous pouvez lire ce précédent article) pour agrémenter leur prestation et la rendre plus authentique, c’est-à-dire plus en accord avec l’idée que le spectateur d’aujourd’hui se fait des XVIIIe et XIXe siècles. Le succès des films comme Le Prestige ou L’illusionniste témoigne aussi de l’engouement du public pour la magie au sein d’univers uchroniques. Dans L’illusionniste, d’ailleurs, l’automate appelé L’Oranger merveilleux de Robert Houdin est réutilisé. Ce dernier (Harry Houdini, l’illustre prestidigitateur empruntera son nom), use de « l’ingéniosité de mécanismes secrets au service de tours de magie » (Source : Jean-Bruno Renard, « Fantômes et oracles à l’ère de la technologie », in Politica Hermetica – Deus ex machina, n°15, Lausanne, L’Age d’Homme, 2001, p.56). Science et art, par le biais de la prestidigitation, se retrouvent régulièrement alliées.
Les Jacquet-Droz manqueront d’ailleurs de passer sur le bûcher pour sorcellerie tant leurs créations paraissent prodigieuses.

L’orgue de barbarie : ancêtre des ordinateurs

Pourtant, point de magie dans toutes ces machines, sinon qu’elles parviennent à nous faire imaginer le contraire. En fait, l’art d’utiliser des cylindres s’appelle la tonotechnie.
Le CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales), notamment conçu par le CNRS et qui est ni plus ni moins que LE dictionnaire que vous devriez tous utiliser, nous apprend que la tonotechnie est « l’art de noter de la musique sur les cylindres des orgues de Barbarie, des tabatières, pendules et tableaux à musique. » Le mot se compose notamment de l’élément « Tono » qui vient du grec signifiant « tension » ou « ton ».  L’élément « technie », lui, vient aussi du grec et signifie « art » ou « métier ». La tonotechnie serait, pour faire simple, l’art de donner le ton, le rythme grâce, en l’occurrence, à des cylindres à picots.

Exemple de carte perforée.
Exemple de carte perforée.

Or, cette technologie qui peut sembler un peu incompréhensible n’est pas si éloignée de celle que nous utilisons tous aujourd’hui. Et oui ! Car s’il y a une chose à laquelle les feuilles perforées de l’orgue de barbarie font penser, c’est aux cartes à trous (aussi surnommée la « carte IBM », du nom de son principal « constructeur ») utilisées par les premiers ordinateurs. Celles-ci ne diront rien aux plus jeunes lecteurs qui parcourront cette page mais mes parents, par exemple, ont eu l’occasion d’en manipuler eux-mêmes, au début de leur carrière professionnelle. Ca n’est donc pas si vieux ! (bon, un peu quand même :D)

En fait, nous pouvons même dire que nous utilisons toujours cette technologie car le code binaire, fait de 0 et de 1, et qui forme la base de tous les objets numériques d’aujourd’hui, n’est que le digne successeur de la tonotechnie.

Je vais tâcher de vous expliquer ça avec l’exemple de cette vidéo d’archive de l’INA, datant du 21 octombre 1960. Le présentateur de l’époque, Léon Zitrone, interviewe un fabriquant de machines utilisant des cartes perforées. Ses machines sont alors capables de trier 700 cartes par minute. On nous explique que cela permet de faire du tri de façon beaucoup rapide, automatisée et que l’opération peut être répétée une infinité de fois. Autrement dit, vous pouvez voir voir ces cartes perforées comme les « ancêtres » des résultats que vous affiche Google quand vous y effectuez une recherche : si vous tapez « Studinano » dans votre moteur de recherche préféré, par exemple, il vous affichera une liste plus ou moins longue de résultats, allant du plus probable au plus éloigné. Et bien, les cartes perforées avaient notamment ce rôle-là.

Sur le site d’IBM, qui fut le principal concepteur des cartes perforées, on  nous explique que chaque « trou » correspond à « un élément de donnée (1 bit) ». Autrement dit, la carte perforée est un moyen de stockage de données comme peuvent l’être nos clefs USB d’aujourd’hui.

guillemet« La première icône de l’ère de l’information est peut-être une simple carte perforée produite par IBM, généralement connue comme la «carte IBM». Mesurant approximativement 19 x 8 cm, ce morceau de papier est sans prétention, c’est certain. Mais, regroupées, les cartes IBM contiennent presque toutes les informations mondiales connues pendant un peu moins d’un demi-siècle — un exploit même d’après les mesures d’aujourd’hui. Elle grandit en popularité durant la grande crise de 1929, et est rapidement adoptée tant dans le monde du traitement de l’information que dans celui de la culture populaire. (…) Pendant près de 40 ans, c’est le principal support utilisé pour stocker, trier et relever les données traitées d’abord par du matériel mécanographique, puis par des ordinateurs. »

Source : La carte perforée IBM

Mécanisme Jacquard exposé au Musée des Arts et Métiers de Paris
Mécanisme Jacquard exposé au Musée des Arts et Métiers de Paris

Mais il est aussi intéressant de savoir que les métiers à tisser Jacquard, datant du tout début du XIXe siècle, utilisaient déjà des cartes à trous de ce genre pour fonctionner (voir la photographie ci-contre). Elles faisaient déjà office de « programme » (oui, comme un « programme » informatique) servant à faire réaliser tel ou tel motif par les machines. Or, ces machines utilisaient notamment une technologie à base de cylindres gravés (revoilà notre tonotechnie !), mise au point par Jacques de Vaucanson, dont je vous parlais plus haut. Ce dernier, en effet, concevait non seulement des automates mais fut aussi chargé d’automatiser les manufactures de soie. On se dit alors que tout est étrangement lié.

Bref, tout ça pour dire que vous ne le savez sans doute pas mais, finalement, chaque fois que vous manipulez un ordinateur, vous tissez. D’autant plus maintenant que nous surfons tous allégrement sur « la toile ».
Alors, comme disait le poète « j’fais des p’tits trous, des p’tits trous, encore des p’tits trous… » (allez, je ne résiste pas, je vous propose d’écouter cette magnifique chanson ci-dessous, interprétée par un Gainsbourg tout jeune, en 1959)


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Sources :
Site web de Patrick Mathis
Site de Pierre Bocuse (et de l’Abbaye de Collonges)

La tonotechnie (CNRTL)
La carte perforée IBM