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Charging Bull, Fearless Girl et Pissing Pug : Artception à Wall Street

Pour mon grand retour sur Studinano, après des mois plutôt… difficiles à surmonter, dirons-nous, j’ai décidé de vous parler d’une histoire artistique très actuelle et dont les rebondissements ne semblent pas s’arrêter, de mois en mois.

Nous partons pour New-York. Dans le quartier des affaires de Manhattan (rappelons au passage aux bacheliers de ne pas faire la même erreur que l’an dernier si, éventuellement, le nom de ce quartier apparaissait encore en pleine épreuve d’anglais : OUI C’EST À NEW-YORK ET OUI NEW-YORK EST AUX ÉTATS-UNIS ). Plus précisément encore, nous nous rendons tout près de la bourse de New-York, à Wall Street.

Charging Bull : Le taureau de Wall-Street

Dans ce quartier pour le moins connoté, se trouve, depuis 1989, une œuvre de l’artiste Arturo Di Modica : Charging Bull. Aussi surnommé « le taureau de Wall Street ». Il s’agit d’une sculpture en bronze d’un (je vous le donne en mille) taureau assez imposant étant en train de se préparer à charger.

Le Taureau de Wall Street (Charging Bull), Arturo Di Modica, Sculpture en bronze, 3,4 m x 4,9 m, 1989, Bowling Green, Broadway & Morris St, New York, NY 10004, États-Unis.
Le Taureau de Wall Street (Charging Bull), Arturo Di Modica, Sculpture en bronze, 3,4 m x 4,9 m, 1989, Bowling Green, Broadway & Morris St, New York, NY 10004, États-Unis.
Le Taureau de Wall Street (Charging Bull), Arturo Di Modica, Sculpture en bronze, 3,4 m x 4,9 m, 1989, Bowling Green, Broadway & Morris St, New York, NY 10004, États-Unis.
Le Taureau de Wall Street (Charging Bull), Arturo Di Modica, Sculpture en bronze, 3,4 m x 4,9 m, 1989, Bowling Green, Broadway & Morris St, New York, NY 10004, États-Unis.
We Can Do It ! J. Howard Miller pour Westinghouse Electric, 1943, affiche de propagande américaine.
We Can Do It ! J. Howard Miller pour Westinghouse Electric, 1943, affiche de propagande américaine.

Cette œuvre a la particularité de ne pas être une commande de la ville, ni d’aucun organisme ou mécène particulier. C’est l’artiste qui, en 1989, a fait « livrer » l’œuvre sous un sapin de Noël, devant la bourse de New-York. C’était peu après le krach boursier de 1987 (qui a donné lieu au Black Monday) et il s’agissait, en quelque sorte, d’un cadeau aux habitants de la ville, célébrant leur esprit « can-do » (WE CAN DO IT § Ca vous dit forcément quelque chose, la dame en bandana, qui remonte fièrement sa manche avec l’air déterminé, tout ça, tout ça, je vous la mets sur le côté parce que je suis très gentille et on y reviendra plus tard). Bref, leur esprit « on peut » ou « nous pouvons » le faire (je vous épargne la conjugaison complète du verbe même si, à nouveau, j’ai une pensée pour les futurs bacheliers qui, par malheur, passeraient par ici en ces jours sombres… sortez un Bescherelle, bordel.) (On va croire que j’ai un truc contre les bacheliers mais, ne vous formalisez pas, c’est juste thématique, hein, en vrai : bon courage les gars \o/ YOU CAN DO IT § Comme ça, c’est doublement thématique.) (Et ça suffit, les parenthèses qui se succèdent, merde).

Arturo Di Modica posant près de son taureau.
Arturo Di Modica posant près de son taureau.

Pour l’artiste, ce taureau représente la force et le courage. Il est censé être un symbole pour New-York, ses habitants et ses visiteurs : vous pouvez le faire, vous pouvez réussir parce que vous êtes forts et courageux, et non pas parce que vous avez ou non de l’argent ! Car n’oublions pas qu’initialement, le taureau avait été déposé par Arturo Di Modica juste devant la bourse de New-York.

Bref, une œuvre comme on les aime. Pleine de bons sentiments et d’American Dream (encore que, j’admets, ce taureau a quand même une certaine gueule).

Mais tout cela a bien changé ! Les années ont passé et même si l’œuvre est devenue une véritable attraction touristique dans le quartier, on peut dire que son sens originel s’est un peu perdu en chemin. Beaucoup voient aujourd’hui dans ce taureau le symbole de l’argent, du système capitaliste, prêt à foncer et à écraser tout ce qui se dresserait sur son passage. Disons qu’il ne plaît plus forcément à la même population qu’au départ, vous voyez ?

Le Taureau de Wall Street (Charging Bull), Arturo Di Modica, Sculpture en bronze, 3,4 m x 4,9 m, 1989, Bowling Green, Broadway & Morris St, New York, NY 10004, États-Unis.
Le Taureau de Wall Street (Charging Bull), Arturo Di Modica, Sculpture en bronze, 3,4 m x 4,9 m, 1989, Bowling Green, Broadway & Morris St, New York, NY 10004, États-Unis.

Notons quand même que le taureau représente alors déjà l’économie qui remonte, qui repart à la hausse. Il est déposé par l’artiste après l’un des plus importants krachs boursiers qu’ait connu le pays. En 1989, les choses sont rentrées dans l’ordre et ce taureau chargeant, du bas vers le haut, représente bien ce mouvement ascendant, cette amélioration. De plus,  à l’origine, le mot « bullish » en anglais signifie « hausse de la bourse ». Bull, bullish, de là à y voir un lien, il n’y a qu’un pas.

C’est dans ce contexte qu’en mars 2017, les new-yorkais ont la surprise de découvrir qu’une nouvelle statue a pris place juste en face de leur cher taureau. C’est une petite fille qui se dresse fièrement devant l’énorme animal. Elle a les mains sur les hanches et semble le défier du regard. On surnomme rapidement cette sculpture la Fearless Girl (la fille sans peur). Et c’est là que les ennuis commencent !

Fearless Girl, Kristen Visbal pour la State Street Global Advisors, Sculpture en bronze, 121, 92 cm de haut, 2017, Bowling Green, Broadway & Morris St, New York, NY 10004, États-Unis.
Fearless Girl, Kristen Visbal pour la State Street Global Advisors, Sculpture en bronze, 121, 92 cm de haut, 2017, Bowling Green, Broadway & Morris St, New York, NY 10004, États-Unis.

Fearless Girl : Une femme pour les contrôler tous !

La Fearless Girl est une oeuvre de Kristen Visbal. Contrairement à l’œuvre de Arturo Di Modica, il s’agit d’une commande. Et pas de n’importe qui ! De la State Street Global Advisors (SSgA). Une firme qui fait dans l’investissement. Une firme dans la pure veine de Wall-Street, donc.

On est bien loin du message initial censé être porté par l’œuvre de Arturo Di Modica : vous pouvez tous réussir, même sans argent !… Mais, quand même, investir, c’est bien pour devenir encore plus riche, c’est-à-dire réussir encore plus (comment ça, réussir c’est pas forcément être riche ? Allons dont ! Petits bisounours !) et ça fait tourner l’économie pour faire encore plus de super riches (et de super pauvres). Non, le sens initial de Charging Bull a été zappé avec le temps.

Fearless Girl, Kristen Visbal pour la State Street Global Advisors, Sculpture en bronze, 121, 92 cm de haut, 2017, Bowling Green, Broadway & Morris St, New York, NY 10004, États-Unis.
Fearless Girl, Kristen Visbal pour la State Street Global Advisors, Sculpture en bronze, 121, 92 cm de haut, 2017, Bowling Green, Broadway & Morris St, New York, NY 10004, États-Unis.
Fearless Girl, Kristen Visbal pour la State Street Global Advisors, Sculpture en bronze, 121, 92 cm de haut, 2017, Bowling Green, Broadway & Morris St, New York, NY 10004, États-Unis.
Fearless Girl, Kristen Visbal pour la State Street Global Advisors, Sculpture en bronze, 121, 92 cm de haut, 2017, Bowling Green, Broadway & Morris St, New York, NY 10004, États-Unis.

Contre toute attente (la mienne, en tout cas), la Fearless Girl devient, aux yeux du grand public, le symbole de la femme forte, se dressant sans peur devant le grand méchant taureau qui, vous l’aurez compris, a désormais tout du symbole capitalo-patriarcal (« l’homme blanc riche » pour ceux qui n’ont pas encore le dico des tendances linguistiques de 2017). Ca ne vous rappelle rien ? La nana forte de l’affiche « We can do it », un peu plus haut ? Tiens, tiens… Le message semble glisser d’une œuvre à l’autre. C’est super bien joué de la part de la Fearless Girl.

Résumons. Les gens voient désormais une petite fille qui se dresse sans peur face au taureau, représentation de l’homme viril, colérique, sans aucune finesse. Girl power ! La Fearless Girl devient un symbole féministe et, plus encore, un symbole humaniste : l’enfant, autrement dit les générations futures, renverseront tôt ou tard le système capitaliste, et la société qui l’accompagne, car ils n’en ont pas peur.

Mais que fait-on de ce pourquoi les artistes ont, respectivement, fait ces œuvres au départ ? Arturo Di Modica n’a jamais dit que son taureau était un symbole du capitalisme triomphant. Encore moins de l’homme blanc viril, sans peur et sans reproche. Quant à Kristen Visbal, elle a réalisé cette petite fille pour répondre à la commande d’une firme capitaliste. Pis encore ! Sa sculpture était initialement accompagné d’un cartel qui disait : « Know the power of women in leadership. SHE makes a difference » (« Voyez le pouvoir des femmes dans le leadership. ELLES font la différence »). On pourrait croire, de prime abord, que SHE (elle en anglais) est en majuscule parce que ce mot est important dans la phrase et parce que l’on insiste sur l’importance des femmes. Que du bon, donc ! Sauf que SHE désigne aussi le code mnémonique (code, souvent formé de trois lettres,  permettant de désigner rapidement une action en bourse) de la firme State Street Global Advisors (SSgA), qui a passé commande de la statue afin de promouvoir son fonds indiciel. Alors, qui fait la différence ? She ou SHE ? Les femmes ou la firme SSgA ?

Comme par hasard, la plaque est retirée.

La plaque est là en mars... Elle n'est plus là en mai.
La plaque est là en mars… Elle n’est plus là en mai.

Et là, vous vous dites : BIM ! Le château de cartes s’écroule. La Fearless Girl perd toute crédibilité. Et on la retire pour laisser tranquille ce pauvre taureau.
Sauf que non. Parce que tandis que Big Flo et Oli chantent « Personne n’écoute les paroles » dans leur dernier clip (à écouter et à voir ici : https://www.youtube.com/watch?v=ib_DmsyXBVA), j’ajouterai aussi que personne ne lit jamais rien avant de se lancer corps et âme sur Facebook ou Twitter pour lancer la réputation d’une chose ou d’une autre (j’avoue, ça rallonge un peu le refrain de la chanson…).
La Fearless Girl est toujours considérée, pour l’instant, comme un chouette symbole féministe et anti-capitaliste. Mieux encore, nombreux sont ceux qui considèrent qu’elle a besoin du Charging Bull pour exister car si on les sépare, le message porté n’a plus aucun sens (même si, en fait, il n’en a déjà pas… après Inception : Artception ! Des oeuvres d’art dans des oeuvres d’art et des messages artistiques dans des messages artistiques et, au final, un joyeux bordel pour savoir si cette foutue toupie se casse la gueule ou pas, à la fin du film, ce qui ne serait pas arrivé avec un hand spinner, qu’on se le dise).

MAIS ! Mais ! Mais. L’histoire ne serait pas croustillante à souhait si elle s’arrêtait là.

Pissing Pug : La pièce manquante ?

Le 30 mai dernier, c’est un troisième artiste qui vient mettre son grain de sel dans la controverse. Alex Gardega installe, ce jour-là, une troisième sculpture à l’ensemble : un chien (un carlin, soyons précis) venant, littéralement, pisser sur les chaussures de la Fearless Girl. L’artiste explique qu’il l’a volontairement fait très moche, de manière à ridiculiser complètement la fillette. Pour lui, elle dénature l’œuvre originelle (le Charging Bull) et cela constitue une atteinte au droit d’auteur.

La Fearless Girl désormais affublée de son Pissing Pug.
La Fearless Girl désormais affublée de son Pissing Pug.

Alex Gardega explique également que la Fearless Girl est une « absurdité institutionnelle ». En disant cela, on sent bien que c’est bien contre les initiateurs de la commande qu’il s’indigne en plaçant là son chien (déjà surnommé le « Pissing Pug« , soit dit en passant).

Mais c’est évidemment le geste iconoclaste que l’on retient : le Pissing Pug passe pour une attaque contre les femmes, contre le féminisme, contre l’idée qu’une femme pourrait avoir du pouvoir ou ne serait-ce que les mêmes droits et possibilités qu’un homme. Bref, contre tous ces symboles qui se sont attachés, au fil des mois, à la Fearless Girl.
Quant à Alex Gardega, on l’accuse non seulement d’être misogyne mais aussi de taper une colère qui n’a pas lieu d’être, comme un gros gamin (ce qui est rigolo parce qu’on parle de petite fille… et lui, on le taxe de gamin… ahah… je fais ce que je peux avec la dose d’humour qu’on m’a accordée à la naissance, ok !?). Autant vous dire que les insultes fusent sur les réseaux sociaux et jusque dans les médias !

Mais, attendez deux secondes : on parle bien de sculptures, non ? Pas d’une véritable petite fille sur laquelle un homme aurait poussé son chien à faire ses besoins. Pourtant, il est intéressant de constater que la Fearless Girl est devenue intouchable au fil des mois. Et d’aucuns la défendent vraiment comme s’il s’agissait d’une véritable petite fille :

Traduction du tweet : "Voici Alex Gardega, l'homme qui a ajouté "pissing dog" à côté de "Fearless Girl". C'est une oeuvre misogyne, quoi qu'il en dise."
Traduction du tweet : « Voici Alex Gardega, l’homme qui a ajouté « pissing dog » à côté de « Fearless Girl ». C’est une œuvre misogyne, quoi qu’il en dise. »
Traduction du tweet : "Votre acte est le reflet de la haine qui existe en Amérique envers les femmes et les filles. Nous avons le droit d’exister."
Traduction du tweet : « Votre acte est le reflet de la haine qui existe en Amérique envers les femmes et les filles. Nous avons le droit d’exister. »

L’amalgame qui est fait entre l’œuvre et ce qu’elle représente est assez troublant et assez intéressant à la fois. On sent bien que quelque chose se passe autour de la Fearless Girl. Comme si elle était l’œuvre que beaucoup attendaient. Le porte étendard d’une bataille qui s’éternise : la lutte pour les droits des femmes et l’égalité homme-femme.

On le sent bien quand, sous son premier tweet, cette personne ajoute :

Traduction du tweet : "Voyez cette petite fille debout, là. Qu'est-ce que cela lui dit ?"
Traduction du tweet : « Voyez cette petite fille debout, là. Qu’est-ce que cela lui dit ? »

La Fearless Girl est aussi devenue un message d’espoir pour les générations futures : elle représente toutes les futures femmes de demain. Du coup, quand Alex Gardega installe son Pissing Pug, ça passe mal. Très mal. Parce que ce qu’il vise en réalité, les gens l’ignorent totalement. Et il vient s’attaquer à bien plus fort que lui : une œuvre devenue un symbole. Son Pissing Pug ne pisse pas pour le droit d’auteur, il pisse contre les femmes. Et tout ce qu’il dira n’y changera rien parce que c’est ce que tout le monde voit.

Du coup, c’est qui-qui gagne à la fin ?

Toute cette histoire est finalement représentative d’une question très intéressante en Art : qui fait l’œuvre ? C’est l’artiste, me direz-vous. Et, en effet, c’est la plupart du temps l’artiste qui fait matériellement l’œuvre. C’est lui qui la fabrique. Mais qui lui donne son sens ? C’est celui qui la regarde ; celui qui la reçoit. L’œuvre finit toujours par échapper, plus ou moins totalement, à son auteur. Elle prend vit dans le regard de celui qui la découvre, qui l’admire, qui l’expérimente. Et c’est avec notre individualité, notre propre regard sur le monde, que nous donnons du sens à une œuvre – ou non. Tout dépend de notre façon de la recevoir.

Mais, du coup, qui a raison, dans cette histoire ? Est-ce ceux, comme moi, qui se sont penchés sur les histoires de ces œuvres pour connaître les raisons qui ont poussé ces artistes à les réaliser ? Ou est-ce le public, pas forcément au courant de toutes ces controverses, mais qui se fie à ses impressions, ses ressentis face aux œuvres ? Je dirais qu’il y a un peu des deux. Et qu’un peu des deux sont irréconciliables parce que personne ne s’écoute jamais, de toute façon (Big Flo et Oli, le retour, il faut que j’arrête avec cette chanson). Mais aussi, et surtout, parce que ça n’est jamais qu’une question de réception : je reçois une œuvre de telle façon parce que c’est ainsi que je suis. Cela peut être dû à mon éducation, à ma culture, à mes expériences dans la vie, à ce que je sais ou non au moment de voir une œuvre, et même à ce que je ressens au moment précis où je la vois. Si j’ai passé une journée géniale ou une journée pourrie, je ne saluerai pas forcément ma boulangère de la même façon (en fait, si, parce que je suis polie, mais dans ma tête, non).  C’est plus ou moins la même chose pour les œuvres d’art.

C’est plutôt pas mal, d’ailleurs, parce que ça veut dire que votre perception d’une œuvre peut toujours changer ! Alors, si j’étais vous, de temps en temps, j’irai me repencher sur des œuvres que j’ai trouvées inintéressantes, voire complètement nulles, juste pour voir si vous en tirez quelque chose de neuf. Si ça se trouve, vous étiez passés à côté de votre film, de votre livre, de votre artiste préféré sans le savoir ! (Oui, je suis optimiste, parfois.)

Quant à ces trois sculptures, je trouve pour ma part qu’il serait désormais dommage de les séparer. Elle forme un ensemble des plus intéressants. L’avenir nous dira quelle sera la décision de la ville de New-York. Ou, qui sait ? Peut-être qu’une quatrième statue viendra à son tour ruiner le Pissing Pug. Affaire à suivre !


Sources :
Un artiste en colère installe la sculpture d’un chien qui pisse à côté de la Fearless Girl de Wall Street
Arturo Di Modica with His Most Famous Creation — The Charging Bull


N’oubliez pas de laisser un petit commentaire avant de partir ;) (que l’article vous ait plu ou pas !)

« Silence » à Clichy !

A-t-on marché pour rien, le 11 janvier dernier ?

C’est la question que nous sommes en droit de nous poser, je crois, suite à ce qui se passe actuellement au sein de l’exposition « Femina ou la réappropriation des modèles » à Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine).

Ce 27 janvier, en effet, une oeuvre a été délibérément retirée de l’exposition à la demande de l’artiste qui l’avait réalisée. La raison ? La Fédération des associations musulmanes de la ville de Clichy aurait contacté la mairie de la ville pour la prévenir qu’elle ne saurait être tenue responsable et ne pourrait pas empêcher d’éventuels incidents si, par malheur, l’œuvre venait à choquer certaines personnes. Afin d’éviter tout dérapage, l’artiste aurait donc préféré que son œuvre soit retirée de l’exposition…

Bouabdellah_Zoulikha_Silence
Zoulikha Bouabdellah, Silence, 2008-2015
Installation: 24 tapis de prière, 24 paires de chaussures, 300 x 560 cm.

Mais quelle est donc l’œuvre au cœur du problème ?

Point de caricature de Mahomet ici. En fait, elle s’intitule (et c’est malheureusement fort à propos…) « Silence ». Elle a été réalisée en 2007 par l’artiste franco-algérienne Zoulikha Bouabdellah et il s’agit, tout simplement, de tapis de prières sur lesquels se trouvent des paires d’escarpins brillants.

L’œuvre a déjà été exposée plusieurs fois depuis sa création. Apparemment sans poser problème.

En ce qui me concerne, le but me semble évident : questionner la place de la femme au sein de l’espace sacré musulman. Je dis bien « questionner », pas juger ou critiquer.

En effet, que peut-on voir dans cette œuvre ?

Ce sont des escarpins dorés posés sur des tapis de prières. Ces chaussures peuvent faire penser à la pantoufle perdue de Cendrillon. Clairement, nous avons donc l’idée de présences féminines mais nous ne pouvons pas voir ces femmes. Elles sont absentes, elles sont comme invisibles.
Le titre de l’œuvre, « Silence », suggère aussi l’idée de ces présences muettes : comme des fantômes, incapables de communiquer avec le « monde des vivants », ces présences sont contraintes au silence. Ces deux mondes, ces deux entités ne peuvent pas communiquer car ils n’appartiennent pas au même espace. Or, c’est précisément ce qui se passe dans une Mosquée : les femmes se trouvent d’un côté, les hommes de l’autre. Les femmes sont voilées, les hommes ne le sont pas.
Autrement dit, la question que pose cette œuvre, je la vois ainsi : les femmes sont-elles vouées à être des esprits passifs et silencieux, au sein de l’espace sacré musulman, voire de la religion musulmane dans son ensemble ?

Bon. Soyons clairs, je vois tout-à-fait ce qui peut générer la polémique dans cette œuvre. Toute œuvre qui questionne est potentiellement polémique puisqu’elle peut questionner des points plus ou moins sensibles de notre mode de vie, de nos convictions, de nos idéaux, de nos dogmes…
Mais en ce qui concerne cette œuvre, « Silence », je pourrais comprendre qu’elle dérange des pays comme l’Arabie Saoudite, dont nous parlons beaucoup depuis la mort du Roi Abdallah (prétendu « de façon très discrète, (…) un ardent défenseur des femmes » selon Christine Lagarde… ni plus ni moins qu’un souverain obscurantiste et totalitariste de plus que la Terre a porté, si vous voulez mon avis), ou Daesh ou je ne sais trop quelle autre ordonnance extrémiste du même style. Mais nous sommes en France et, pis encore, c’est l’artiste qui a choisi de s’auto-censurer semble-t-il !

Zoulikha Bouabdellah, Silence, 2008-2015  Photo Alexandre Mayeur. Galerie Anne de Villepoix, Paris
Zoulikha Bouabdellah, Silence, 2008-2015
Photo Alexandre Mayeur. Galerie Anne de Villepoix, Paris

Dans ce cas, à quoi bon cette œuvre ?

Si je veux créer des œuvres de ce type sans gêner personne, je le fais dans mon garage, je ne les expose pas, non ? Sinon, je ne vois vraiment pas quel est le but et mon analyse précédente est totalement fausse. Auquel cas, j’adorerais que l’artiste m’explique quelle était la raison cachée de son travail car elle m’échappe totalement !

Zoulikha Bouabdellah se justifie ainsi, d’après L’Express :

guillemet« Suite à l’incompréhension dont est victime l’installation, j’ai pris la décision de la retirer. Je mets cette incompréhension sur le compte de l’émotion liée au drame qui a touché la France et ne souhaite en aucun cas que cette pièce soit le prétexte de quelques-uns pour nourrir davantage les amalgames à travers des interprétations erronées. »

(Source: L’Express, Des escarpins sur un tapis de prière pour musulman: une œuvre d’art retirée à Clichy)

Très bien mais, oui ! Oui, il y a « incompréhension » de ma part ! Mais elle n’est pas liée au drame qui a touché la France, en l’occurrence. Elle est liée au fait que je ne comprends pas comment il est possible de s’autocensurer après avoir créé une œuvre comme celle-ci. Honnêtement : à quoi cela sert-il ? Ce que je vois, personnellement, c’est une artiste et des commissaires d’exposition qui planquent leurs miches à la première remarque et, auquel cas, nous nous sommes bien mobilisés pour rien, le 11 janvier dernier…

Quant au maire PS de la ville ?

Môsieur ne se sent pas concerné et il voudrait qu’on le laisse tranquille. D’après le journal Libération, voici comment l’élu se dégage de toute responsabilité :

guillemet« Je me suis fait une règle de principe qui est de laisser aux professionnels le choix des programmations dans les établissements culturels de la ville de Clichy. »

(Source : Libération, Autocensure post-attentats à l’exposition «Femina» de Clichy)

L’Express ajoute ces paroles :

guillemet« Il n’est pas question pour moi de choisir telles ou telles œuvres pour une exposition qui est sous la responsabilité des organisateurs. Je tiens à rappeler que ce n’est pas à la mairie que sont décidés les choix des artistes ou de leurs œuvres ».

(Source: L’Express, Des escarpins sur un tapis de prière pour musulman: une œuvre d’art retirée à Clichy)

De plus, las d’être pris à parti sur les réseaux sociaux, le maire menace de « saisir la justice pour diffamation ». Quitte à aller jusqu’au bout dans le courage…

Sinon, l’union nationale, c’était pas un peu l’idée qui devait émerger et illuminer la France suite aux attentats ? Non ? J’ai dû rêver, je me disais bien aussi…

Bref, je ne peux que soutenir les propos d’une autre artiste, Orlan, qui devait être présente au sein de la même exposition. Je dis « devait » car elle a, depuis, demandé à ce que son travail soit décroché tant que celui de Zoulikha Bouabdellah ne serait pas remis en place. Voici ce qu’elle déclare sur sa page Facebook :

guillemet« Quels que soient les motivations de l’artiste et des commissaires (de l’exposition ndlr.) le résultat est catastrophique. Je peux suivre le raisonnement, mais je ne peux le soutenir car c’est la porte ouverte à toutes sortes de restrictions insidieuses de notre liberté d’expression, au risque que nous passions consciemment ou inconsciemment de l’auto-censure à l’empêchement, de l’empêchement à l’inhibition que produisent la menace et la peur. La liberté d’expression continue à être bafouée deux semaines après les marches du 11 janvier, alors qu’aucun motif sérieux ne peut être invoqué pour interdire la présentation d’une œuvre qui réunit simplement des tapis de prière et des paires d’escarpins. »

(Source : Page Facebook de Orlan)

Et, c’est étrange, parce que Orlan semble penser très sincèrement que la mairie, si « silencieuse » justement, aurait joué un rôle majeur dans l’auto-censure (ou la censure tout court, par conséquent) de Zoulikha Bouabdellah. Voici ce qu’elle déclare, toujours sur sa page Facebook :

guillemet« En vérité, il suffit de se renseigner un peu pour découvrir clairement que cet acte d’auto-censure masque une censure plus grave. ‘’Une association de confession musulmane’’ aurait fait pression auprès des responsables de la mairie pour obtenir le retrait de l’œuvre. La mairie a cédé à ces pressions et s’est désolidarisé de l’exposition si l’œuvre devait être présentée. »

(Source : Page Facebook de Orlan)

L’auto-censure est une chose. La censure en est une autre…
J’imagine que nous aurons peut-être plus d’informations sur ce qu’il en est vraiment dans les jours à venir. En attendant, cette histoire n’est pas très jolie à voir, par les temps qui courent…


Edit du 29/01 :

Le Nouvel Obs nous apprend que l’oeuvre sera finalement réinstallée au sein de l’exposition. La mairie a décidé de prendre « des mesures de sécurité et de communication pour que la pièce soit réinstallée » nous dit-on. (Source)

Du coup, était-il vraiment nécessaire d’en arriver à de telles extrémités ? L’œuvre aurait très bien pu passer inaperçu. Alors qu’après le tapage médiatique, rien n’est moins sûr.

Il semble en tout cas que mon analyse de l’oeuvre n’était pas fausse puisque l’artiste a déclaré ne vouloir ni choquer, ni provoquer mais susciter « un dialogue [sur] les liens entre les espaces profane et sacré ainsi que la place de la femme au seuil de ces deux mondes ». (Source)

Mais, au fait, sont-ils portables, ces escarpins ? Non, parce qu’en exposant des Louboutin, par exemple, je peux vous assurer que vous auriez affaire à d’autres extrémistes, non moins effrayant(e)s ! Moi, je dis ça…