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A Christmas Carol : Un conte de Noël toujours d’actualité !

Il y a un conte de Noël qui m’a toujours fascinée. Je l’ai lu étant enfant, j’ai vu des adaptations aussi et il n’a jamais cessé de me plaire. Il s’agit de A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens. C’est pourquoi j’ai décidé de lui dédier pour article de Noël, cette année.

Que raconte A Christmas Carol ?

Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.

Pour faire court, étant donné que nous y reviendrons et que, pour les personnes qui ne connaissent pas encore par cœur cette histoire, il existe un très bon résumé sur Wikipédia, A Christmas Carol se déroule une veille de Noël. On ne sait pas exactement en quelle année se déroule le conte (c’est souvent le cas des contes, me direz-vous), mais il est paru en 1843 donc nous sommes au début du XIXème siècle, à Londres. Nous savons juste que l’histoire se déroule tout juste sept ans après la mort de Jacob Marley, qui était l’associé du personnage principal. Le conte commence d’ailleurs par un long discours précisant bien que Jacob Marley est mort. « Mort comme un clou de porte », d’ailleurs, comme le précise longuement Dickens qui s’adresse au lecteur à la première personne du singulier. C’est donc lui qui raconte l’histoire.

Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
L’histoire raconte la nuit mouvementée du 24 décembre que va vivre le vieux Ebenezer Scrooge.

Comme une chanson, puisque le conte s’intitule A Christmas Carol (Un Chant de Noël), le texte est découpé en cinq couplets et non en chapitres.

Scrooge est décrit comme un homme glacial. Il est si froid qu’il semble rendre l’été plus froid et son cœur ne se réchauffe pas même pour Noël – fête qu’il déteste. Il semble que tout le monde le craigne, voire le déteste cordialement. On ne lui adresse pas la parole et même les chiens d’aveugles le fuient pour éviter à leur maître de croiser sa route. Bref, c’est un être pour le moins détestable.

Illustration de Ronald Searle pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Ronald Searle pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.

Comme chaque année, il daigne quand même accorder sa journée à son employé, Bob Cratchit. Scrooge traite ce dernier comme il traite tout le monde : avec froideur, méchanceté et sans une once d’humanité. Par exemple, il ne lui donne qu’un petit morceau de charbon pour chauffer son bureau glacial, en cette veille de Noël ; le reste des morceaux de charbons se trouve bien à l’abri dans la chambre de Scrooge, dévoré par une avarice profonde. Il se permet d’ailleurs de traiter Cratchit de voleur : en effet, il ne viendra pas travailler le lendemain mais sera tout de même payé car, dit Scrooge, sinon ce serait lui qu’on traiterait de voleur. Il trouve cela anormal mais c’est la norme sociale en vigueur, il s’y plie donc bon gré, mal gré.

Une fois son employé parti, commence vraiment l’aventure de Ebenezer Scrooge.

A son retour chez lui, après un repas en solitaire dans une triste taverne, Scrooge a d’abord la surprise de voir apparaître… Jacob Marley ! Mais si, vous savez : son associé aussi mort qu’un clou de porte !

Illustration de Carter Goodrich pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Carter Goodrich pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Ronald Searle pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Ronald Searle pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
 Illustration de Trina Schart Hyman pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.

Illustration de Trina Schart Hyman pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de P.J. Lynch pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de P.J. Lynch pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.

Marley porte de lourdes et longues chaines. Entre deux cris déchirants, il explique à Scrooge que celui-ci subira le même sort que lui s’il continue à vivre sa vie de manière si solitaire : il sera condamné à errer pour réparer toutes ses fautes et cela lui prendra au moins autant de temps que n’aura duré sa vie humaine.

Sa dernière chance, pour éviter ce funeste dessein ? Trois esprits qui vont lui rendre visite, à tour de rôle, au cours des trois nuits à venir.

A Christmas Carol : Un conte politique toujours d’actualité

Comme la plupart des contes, A Christmas Carol est en réalité bien plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord.

Enfant, on se réjouit que Scrooge (re)devienne petit à petit un homme bon, généreux et aimant Noël. Car l’on apprend, au fil du récit, qu’il n’est pas devenu un être exécrable du jour au lendemain : c’est finalement la vie qui l’a rendu ainsi, d’évènement en évènement, comme le révèle notamment le Fantôme des Noëls Passés.

Illustration de Libico Maraja pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Libico Maraja pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.

Adulte, on se rend compte que le vrai problème de Scrooge n’était pas tant de ne pas aimer Noël que d’être d’un égoïsme assez maladif. Un égoïsme qui le conduit à penser, par exemple, que si, lui a réussi dans sa vie professionnelle, ceux qui n’y parviennent pas ne sont que des couards, des pleutres ou des paresseux.

Par exemple, à ceux qui viennent lui demander de faire un don pour les gens dans le besoin, Scrooge répond :

« N’y a-t-il pas de prisons ? (…) Et les maisons de refuge (…) ne sont-elles plus en activité ? (…) Le moulin de discipline et la loi des pauvres sont toujours en pleine vigueur, alors ? (…) Je désire qu’on me laisse en repos. Puisque vous me demandez ce que je désire, messieurs, voilà ma réponse. Je ne me réjouis pas moi-même à Noël, et je ne puis fournir aux paresseux les moyens de se réjouir. J’aide à soutenir les établissements dont je vous parlais tout à l’heure ; ils coûtent assez cher ; ceux qui ne se trouvent pas bien ailleurs n’ont qu’à y aller. (…) S’ils aiment mieux mourir, reprit Scrooge, ils feraient très bien de suivre cette idée et de diminuer l’excédent de la population. »

Hum ? Drôlement d’actualité, vous ne trouvez pas ?

Oh je sens que ton œil tilte, toi, français derrière ton écran, à la lecture de cette description de Scrooge. Vous rappellerait-il quelqu’un ? Ou peut-être avez-vous déjà, simplement, lu ce genre de propos sur les réseaux sociaux ? Un simple détour dans l’espace commentaire des journaux, sur Facebook par exemple, et vous voilà plongé dans l’antre du plus abominable des Scrooge.

Il faut dire que si le personnage de Scrooge est un vrai personnage de conte il est aussi, dans le même temps, un être tellement terre-à-terre, qu’il est étrangement très humain. Sa description physique mais aussi certaines choses qu’il semble provoquer autour de lui (le froid par exemple), en font un personnage fantastique. Mais tout fantastique qu’il est, il est pris d’une terreur bien humaine face aux esprits qui viennent tout-à-coup hanter ses nuits. Il n’est jamais plus humain que lorsqu’il déambule avec les différents fantômes de Noël. Car avant et après eux, il est un être fantastique : d’abord pour sa détestabilité légendaire puis, tout au contraire, pour son altruisme sans faille, faisant presque de lui un Saint. Quand il se promène dans le temps, par contre, il s’émeut tant et tellement que son émotion transparaît dans les mots de Dickens.

Illustration de P.J. Lynch pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de P.J. Lynch pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Pourtant, au début du récit, pour Scrooge, l’Humain passe après, biennnn après le profit.

Un profit qui est exclusivement financier, car il ne tire aucun profit sur le plan personnel : il est très riche mais aussi très seul. Il n’est pas marié (même s’il a failli l’être) et n’a pas d’enfant. Sa seule famille semble être son neveu. D’ailleurs, cet échange avec ce personnage qui est presque son antithèse en dit long sur la personnalité de Scrooge :

« Noël, une sottise, mon oncle ! dit le neveu de Scrooge ; ce n’est pas là ce que vous voulez dire sans doute ?
– Si fait, répondit Scrooge. Un gai Noël ! Quel droit avez-vous d’être gai ? Quelle raison auriez-vous de vous livrer à des gaietés ruineuses ? Vous êtes déjà bien assez pauvre !
– Allons, allons ! reprit gaiement le neveu, quel droit avez-vous dêtre triste ? Quelle raison avez-vous de vous livrer à vos chiffres moroses ? Vous êtes déjà bien assez riche ! »

Pour Scrooge, la richesse est synonyme d’argent. Et cet argent, on ne l’obtient qu’en travaillant encore et encore, en économisant, en faisant uniquement de bons placements, en ne dépassant que le strict nécessaire pour réinvestir le reste de manière à faire encore plus d’argent. Scrooge a tout de la personnification du Capitalisme. Comme un robot, dépourvu d’esprit d’initiative, d’imagination, de créativité mais aussi d’envies, de rêves, de désirs, Scrooge tourne en boucle dans son monde où, parce qu’il est riche et fait tous ces efforts pour l’être, il est forcément au-dessus des petites gens qu’il juge, au mieux, comme frivoles.

« Voilà un autre fou, murmura Scrooge, qui l’entendit de sa place : mon commis, avec quinze schellings par semaine, une femme et des enfants, parlant d’un gai Noël. Il y a de quoi se retirer aux petites maisons. »

Illustration de P.J. Lynch pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de P.J. Lynch pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Scrooge est incapable de comprendre Noël car il perçoit cette fête comme quelque chose de coûteux qui ne rapporte rien en retour.

Or, ce « retour sur investissement », Scrooge ne l’entend que d’une façon : pécuniairement parlant.

Scrooge ne peut pas admettre, au début du récit, qu’il puisse exister d’autres formes de richesses. Des richesses qui ne sont pas pécuniaires, voire ne sont même pas palpables. C’est là, en particulier, que son neveu s’inscrit vraiment comme son opposé : ce qu’il retient de Noël est une richesse bien plus grande que celle, bassement matérielle, de l’argent. Sa richesse à lui est intérieure. Ce sont les joies simples de Noël (puisqu’il s’agit d’un conte de Noël, mais cela s’applique bien sûr au quotidien) : le fait d’être en famille, entre amis, entre personnes qui s’apprécient ; c’est le partage, la générosité que chacun porte en lui, à sa façon ; c’est la bonne humeur communicative, des gens qui se souhaitent le bonjour dans la rue ou s’échangent un sourire sans rien attendre en retour.

« Il y a quantité de choses, je l’avoue, dont j’aurais pu retirer quelque bien, sans en avoir profité néanmoins, répondit le neveu ; Noël entre autres. Mais au moins ai-je toujours regardé le jour de Noël quand il est revenu (…), comme un beau, un jour de bienveillance, de pardon, de charité, de plaisir, le seul, dans le long calendrier de l’année, où je sache que tous, hommes et femmes, semblent, par un consentement unanime, ouvrir librement les secrets de leurs coeurs et voir dans les gens au-dessous d’eux de vrais compagnons de voyage sur le chemin du tombeau, et non pas une autre race de oréatures marchant vers un autre but. C’est pourquoi, mon oncle, quoiqu’il n’ait jamais mis dans ma poche la moindre pièce d’or ou d’argent, je crois que Noël m’a fait vraiment du bien et qu’il m’en fera encore ; aussi je répète : Vive Noël ! »

Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Pour Scrooge, cela n’a aucune valeur marchande donc cela n’a aucune valeur du tout.

C’est en cela que A Christmas Carol est un conte politique et qu’il est toujours follement d’actualité. Il y est question de remettre au centre de l’attention des choses qui ne s’achètent et ne se vendent pas, dans notre société, et qui peuvent pourtant valoir tout l’or du monde aux yeux d’une personne, d’une famille, d’une communauté, etc.

« L’histoire rend également compte de la misère et des fortes inégalités, exacerbées dans cette Angleterre de la Révolution industrielle, que l’auteur dépeint également dans Oliver Twist. En situant son histoire à Noël, Charles Dickens souhaite marquer les esprits et ouvrir les yeux de chacun sur les problèmes sociaux de son pays. Le succès est au rendez-vous, l’ouvrage, épuisé encore et encore, étant alors édité sept fois en moins de six mois. La réussite est telle que le terme Scrooge est devenu dans la langue de Shakespeare un nom commun pour qualifier les personnes avare et misanthrope. »

Source : Chronique Disney – Ebenezer Scrooge

Les adaptations de A Christmas Carol : ma sélection

Comme ce conte est toujours d’actualité, il ne cesse de se réinventer. Les adaptations de A Christmas Carol sont très nombreuses ! Tellement que je ne vais pas toutes les citer, évidemment. Nous allons voir, en tout cas, que A Christmas Carol traverse le temps et ne prend pas une ride. A croire que nous sommes encore nombreux à avoir besoin d’en tirer un enseignement !

It's a Wonderful Life, film de Frank Capra, 1946
It’s a Wonderful Life, film de Frank Capra, 1946
Au cinéma, on peut commencer par citer un classique : It’s a Wonderful Life.

Le film prend le parti de mettre en lumière, non pas un être détestable comme Scrooge mais, au contraire, un honnête homme, plein de bonté, George Bailey, auquel il n’arrive pourtant que de mauvaises choses. Alors qu’il pense à se suicider, persuadé que le monde se porterait mieux sans lui, un ange apparaît pour lui montrer ce que serait vraiment le monde sans lui.

J’aime placer It’s a Wonderful Life dans les adaptations de A Christmas Carol parce que je trouve qu’il forme un joli contre-pied au conte de Dickens.  Un peu comme A Family Man, film plus récent avec Nicolas Cage, où un homme, cette fois plutôt de la trempe de Scrooge, se retrouve à vivre la vie qu’il aurait pu avoir s’il avait fait d’autres choix dans son passé.

Les deux films présentent, à leur façon, des personnages qui sont poussés à se questionner sur leur existence passée et donc future. La morale est plus ou moins la même : prêtons davantage attention aux gens que l’on aime et aux gens, aux êtres en général, parce que le vrai bonheur et le futur sont là.

Les séries ne sont bien sûr pas en reste quand il s’agit d’adapter A Christmas Carol.

Là encore, il y aurait des tas de choses à dire mais je suis une fangirl et en bonne fangirl j’ai choisi de m’arrêter sur l’une de mes séries favorites : Doctor Who. La sixième saison de la série (la nouvelle série, pas l’ancienne, enfin, vous voyez, celle de 2005, non mais, histoire de ne fâcher aucun puriste) s’ouvre sur un épisode de Noël (comme toujours) intitulé Le Fantôme des Noëls passés en français et… A Christmas Carol en anglais.

Cette fois, c’est le Docteur qui joue le rôle du fantôme et fait voyager le « méchant » de l’intrigue, Kazran, dans son passé et son futur pour le faire devenir meilleur. Kazran est une sorte de Scrooge vivant sur une autre planète. Et ce qui fait encore une fois le charme de cette adaptation, ce sont les nombreuses manières originales dont elle modifie le conte de Dickens pour le faire parfaitement coller à l’univers de Doctor Who. Requin volant, chants de Noël et cryogénisation autour d’une belle histoire d’amour : un épisode vraiment plein de magie et de péripéties. Un de mes épisodes préférés de Doctor Who (non, je ne dis pas ça de 90% des épisodes de Doctor Who), idéal pour les Fêtes.

Enfin, on ne peut évidemment pas parler des adaptations de A Christmas Carol sans parler du Drôle de Noël de Scrooge.

Ca n’est pas la première fois que Disney adapte le conte puisque ce bon vieil oncle Picsou avait déjà endossé le rôle de Scrooge dans le court métrage du studio, Le Noël de Mickey, en 1983.

Mais cette fois, Disney fait le choix d’une adaptation très fidèle au conte originel. Tellement fidèle que je me suis un peu émerveillée, je l’avoue, en voyant prendre vie des choses que j’avais imaginées en lisant l’histoire de Dickens. J’ai apprécié, notamment, qu’on retrouve l’apparence effroyable de certains fantômes. En effet, sur ce point, A Christmas Carol fait froid dans le dos quand on est enfant. Pourtant, on perd parfois un peu cet aspect dans les adaptations, je trouve. J’ai pourtant un souvenir très net de l’arrivée du fantôme de Marley, l’ancien associé de Scrooge, qui me faisait très peur avec ses chaines et ses cris déchirants.

Précisons que nous devons cette grande ressemblance entre le film et le conte, aux illustrations de John Leech. Celui-ci fut le premier à mettre en images A Christmas Carol lors de sa sortie en 1843. Ce sont bien souvent ses illustrations que nous avons en tête, à l’évocation du conte de Charles Dickens, car elles sont entrées depuis longtemps dans notre inconscient collectif. Je vous laisse en juger au travers de ces quelques exemples, ci-dessous. Vous pouvez vous amuser à les comparer avec les travaux des autres illustrateurs, du XXème et du XXIème siècle, qui ponctuent l’article.

Bref, réalisé entièrement en 3D (en motion capture, pour être exacte : c’est-à-dire que les acteurs ont été filmés sur fond vert puis les décors, les costumes, etc, ont été créés par ordinateur), Le Drôle de Noël de Scrooge met en scène Jim Carrey sous les traits de Scrooge. A mon sens, si vous cherchez un film fidèle au livre, je pense que vous pouvez vous tourner sans trop de crainte vers celui-là.

Peut-on vraiment pardonner Scrooge ?

Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.

Pour conclure, il me semble légitime que nous nous posions quand même la question : peut-on vraiment pardonner Scrooge à la fin de A Christmas Carol ? Après tout, il a quand même été un être détestable pendant de très nombreuses années.

Scrooge est devenu méchant à causes des affres de la vie : sa solitude sur les bancs de l’école, la mort de sa sœur, sa rupture brutale avec Belle, sa carrière envahissante… En cela, le personnage de Scrooge s’inscrit dans la veine d’autres méchants réduits à cela par la vie. (…) Le personnage est donc complexe. Sa méchanceté pourrait même s’expliquer, voire se justifier.

Source : Chronique Disney – Ebenezer Scrooge

N’est-ce pas un peu facile de simplement le pardonner, parce qu’il prend finalement conscience de son comportement ? Peut-on d’ailleurs justifier sa méchanceté par son enfance malheureuse ? Ce serait injuste envers les gens qui, malgré ça, sont restés bons dans leur vie, non ?

Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.

Ma foi, il est légitime de se poser ces questions, oui. L’on pourrait d’ailleurs disserter des heures sur la morale chrétienne que cherche également à transmettre Dickens, à travers ses écrits (et celui-ci en particulier). C’est sans doute cette morale qui pousse le croyant à pardonner un être comme Scrooge. Pourtant, je suis athée et je pardonnerais Scrooge également, s’il existait. Car si l’on ne pardonne pas durant la période de Noël, le fera-t-on jamais ? Il me semble que, comme Scrooge, au fil de l’histoire, la morale qui nous est transmise est bien celle-ci : soyez humains, ayez du cœur et partagez-le tant que possible pour faire des émules.

Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Roberto Innocenti pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.

La morale de A Christmas Carol n’est pas, pour moi, uniquement chrétienne ou liée à Noël : elle est universelle et j’espère vous l’avoir transmise un peu, à travers cet article.

Joyeux Noël ! Joyeuses Fêtes !

Illustration de Harold Copping pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Illustration de Harold Copping pour A Christmas Carol (Un Chant de Noël) de Charles Dickens.
Sources

Scan de A Christmas Carol sur Google Books
Un chant de Noël – Wikipédia
Ebenezer Scrooge – Chronique Disney
A Gallery of John Leech’s Illustrations for Dickens’s A Christmas Carol

Zdzisław Beksiński : peindre le monde des cauchemars

Zdzisław Beksiński est de ces artistes dont les créations nous fascinent au premier regard, frappant en plein cœur, là où ça fait mal… et du coup, là où ça fait tellement de bien aussi. Son art est délicieusement sombre, terriblement beau. Son univers est original et poignant. Et même si son nom est imprononçable et que vous l’oublierez sans nul doute rapidement, il ne fait aucun doute que ses œuvres, elles, s’inscriront dans un coin de votre mémoire à jamais.

Zdzisław Beksiński
Zdzisław Beksiński

Je le dis ici et je le redirai sans doute ailleurs dans l’article : âmes sensibles s’abstenir ! Certaines de ses œuvres sont vraiment dures à regarder. En particulier si vous avez du mal avec les corps déformés, les cicatrices, les créatures humanoïdes pas forcément identifiables… Bref. Ne vous filez pas des cauchemars pour rien. Cela dit, je mettrai les « pires » œuvres en toute fin d’article donc vous devriez pouvoir le lire sans problème. Évitez juste de zieuter la galerie d’images, en bas de page, si vous ne le sentez pas.

Nous parleront essentiellement, ici, des peintures de Zdzisław Beksiński. Sachez, toutefois, qu’il a également touché à d’autres formes d’art, comme la sculpture, la photographie mais aussi le photomontage (y compris par ordinateur).

Qui était Zdzisław Beksiński ?

Zdzisław Beksiński est un artiste polonais né en 1929 et mort en 2005. Je prends le temps de préciser ces informations biographiques sommes toutes assez ennuyeuses parce que je pense que le contexte est important pour apprécier ses œuvres.

Zdzisław Beksiński
Zdzisław Beksiński

J’insiste donc : c’est un artiste polonais, né en 1929. Vous voyez un peu au milieu de quoi il a grandi ? Bon. Parce que la Seconde Guerre Mondiale occupe, à n’en pas douter, une grande place dans l’imaginaire de l’artiste. Dans certaines de ses peintures, la référence ne fait même aucun doute (voir, ci-contre, une de ses peintures représentant clairement un soldat allemand, à en juger par la forme de son casque). Toutefois, comme je le disais, ce n’est finalement qu’une question de contexte car Zdzisław Beksiński n’a jamais vraiment fourni d’explications concernant ses œuvres. Nous ne pouvons donc que faire des spéculations à leur sujet et essayer de les rattacher à ce qu’il a pu vivre, voir, entendre, faire comme expérience, etc.

« Un style unique, minutieux, aussi terrifiant que créatif, à l’image de sa vie. Né en 1929 dans la petite ville polonaise de Sanok qu’il quitte en 1977 pour un appartement dans une barre grise de Varsovie, Zdzislaw Beksinski n’aimait pas trop sortir de chez lui et vivait en fusion totale avec Zofia, sa femme prévenante et dévouée, Tomasz, son fils maniaco-dépressif et célèbre animateur radio, et les deux grands-mères dépendantes. »

(Source : Article RFI – « La renaissance du peintre polonais Beksinski, «The Last Family» »)

Sa femme est morte en 1998. Un an plus tard, son fils, animateur de radio, s’est suicidé.
Sa femme est morte en 1998. Un an plus tard, son fils, animateur de radio, s’est suicidé.

Notons aussi que l’artiste n’a pas hésité à brûler certaines de ses toiles, avant un déménagement, les jugeant « trop personnelles ». Il lui arrivait aussi de recouvrir des toiles quasiment achevées quand elles ne lui convenaient pas, pour repeindre au-dessus d’elles. Du coup, même si la plupart de ses œuvres n’ont pas de titre, on peut essayer de les comprendre en comprenant l’homme qu’il fut. Toutefois, il faut aussi retenir qu’il semblait avoir du mal à parler de choses trop personnelles dans ses tableaux. Nous verrons également que nous pouvons tout aussi bien nous passer de titre ou d’explications de l’artiste pour appréhender ses œuvres à notre manière, avec notre propre ressenti, nos propres connaissances et expériences.

Les œuvres inexplicables de Zdzisław Beksiński

Il ne fait aucun doute, à mon sens, que l’ambiance bien particulière qui marque chaque œuvre de Zdzisław Beksiński est de celle qui n’a pas besoin de mots : vous voyez ; vous comprenez. Son langage semble universel. Vous n’avez pas besoin d’explications pour être touché par ses tableaux. Dans le même temps, observer ses œuvres vous pousse à l’introspection. Qu’est-ce que je ressens ? A quoi cela me fait-il penser ? Et, sans nous en apercevoir, nous voilà déjà en train d’essayer de décrypter l’histoire qui se cache derrière l’œuvre que nous regardons.

A mon sens, l’échange entre le spectateur et l’œuvre se fait par les émotions, les sentiments ressentis. Ses œuvres vous prennent aux tripes, comme si elles nous touchaient personnellement. Bien sûr, cela varie d’une œuvre et d’une personne à l’autre. Il n’empêche, il y a, à coup sûr, au moins une œuvre de Zdzisław Beksiński  qui vous touchera, que vous puissiez l’expliquer ou non.

Je pense que quelqu’un qui voudrait vous parler durant des heures de l’œuvre de Zdzisław Beksiński n’aurait pas fondamentalement tort (et je ne dis pas ça parce que je suis justement en train de vous parler de lui et d’essayer de vous expliquer son travail)… C’est seulement que ses explications ne pourraient être qu’à des années lumières de ce qui fait réellement l’intérêt du travail de cet artiste. Car comment mettre des mots sur ce que l’on ressent ? C’est toujours extrêmement délicat. C’est aussi très personnel, très subjectif. Si j’essayais de vous décrire ce que je ressens devant une toile de Zdzisław Beksiński, vous pourriez très bien me dire que vous comprenez mais que vous ne ressentez pas tout-à-fait la même chose. Auriez-vous tort ? Aurai-je tort ? Pas vraiment. Après tout, l’artiste n’a pas donné de clef précise pouvant nous permettre de comprendre son oeuvre. Il n’existe pas de « dictionnaire » de Beksiński, qui apporterait une définition précise de ce que nous devrions voir dans chacun de ses tableaux. Et c’est aussi ce qui fait la beauté de son travail et la fascination qu’il provoque chez nous.

Zdzisław Beksiński et la mort

Cet artiste est aussi de ceux qui attisent une curiosité malsaine. Ses personnages osseux, ses corps cassés ou difformes, ses effrayants humanoïdes et le côté particulièrement organique de son travail, bercé par une palette chromatique restreinte, comme une brume oppressante, étouffante, attise la part de nous qui est fascinée par l’horreur, le malheur, la douleur… La mort aussi, sans aucun doute, qui règne en maître sur ce monde du rêve et du cauchemar.

Dans cette peinture, ne croirait-on pas reconnaître le Grand Monolithe Noir de 2001, l'Odyssée de l'Espace ?
Dans cette peinture, ne croirait-on pas reconnaître le Grand Monolithe Noir de 2001, l’Odyssée de l’Espace ?

On se croirait parfois dans Blade Runner (nouvelle mouture) ou Mad Max, avec son désert étouffant, à l’air orangeâtre saturé de poussière (voir ci-dessous, sur cette toile nous montrant une carcasse de voiture). Certaines peintures de l’artiste ont vraiment quelque chose de cinématographique, que soit dans les couleurs, la mise-en-scène, le cadrage… On pourrait y voir les décors d’un film de science-fiction post-apocalyptique, sans doute ponctué de scènes d’horreur particulièrement poignantes.

D’ailleurs, il semble que Zdzisław Beksiński voulait être réalisateur de cinéma mais que son père s’y opposa (source).

« [Dans The Last Family, film du réalisateur polonais Jan P. Matuszynski], il s’agit de raconter via le cinéma l’histoire de la famille le plus filmée de toute l’histoire de l’humanité. Beksinski a tout filmé et enregistré : des discussions banales en passant par les crises psychiques de son fils suicidaire, jusqu’à l’enterrement de sa propre mère. »

(Source : Article RFI – « La renaissance du peintre polonais Beksinski, «The Last Family» »)

On trouve aussi parfois, dans certaines de ses toiles, des personnages de légende qui ne nous sont pas inconnus. Le Sinistros ou encore la Mort sur son fidèle destrillé, peint maintes fois dans l’Histoire de l’Art (même si c’est tout de suite la version de Dürer qui me vient à l’esprit). On devine aussi des figures christiques, en pleine crucifixion, et des épisodes bibliques comme la Tour de Babel.

Danse macabre, représentations de la mort, entités supérieures, sortes de dieux, de déités, et toutes sortes de monstres : l’œuvre de Zdzisław Beksiński semble tout droit sortie du Necronomicon de H. P. Lovecraft. On s’attend presque à voir surgir Cthulhu, au milieu de l’épaisse poussière. On est passé de l’autre côté (on remarque d’ailleurs que l’artiste a peint plusieurs fois des sortes de portes, des portails étranges et plus ou moins rassurants), dans le monde obscur de Stranger Things, où vivent toutes sortes de créatures cauchemardesques et qui ressemble pourtant étrangement à notre monde réel. Des monstres dont l’allure humanoïde ne fait que renforcer leur inquiétante-étrangeté. Dans certains de ses tableaux, c’est l’absence même de toute vie qui est terrifiante. On entendrait presque le silence.

Tous ces éléments fascinent, pour d’obscures raisons. Les ténèbres ont toujours attiré l’homme et Zdzisław Beksiński est de ceux qui peignent les ténèbres, ce qui rend son travail diablement efficace (comme je le disais en introduction, son travail marque les esprits ; on se souvient de ses peintures car elles choquent, d’une certaine façon). Nous possédons tous une part d’ombre et c’est elle qui intéresse l’artiste – celle qui est en lui, sans doute, mais aussi celle de ses spectateurs. Notre intérêt pour son art, qui nous apparaît rapidement comme délicieusement sombre, pourrait donc être vu comme un intérêt pour notre subconscient, pour cette part d’ombre en nous. C’est en tout cas ainsi que je perçois son travail. Devant un Zdzisław Beksiński je me sens comme devant un miroir qui me renverrait l’image de ce que je ne peux pas voir de moi ; tout d’abord, mes peurs (qui, contrairement à ce qu’on pourrait croire, naïvement, ne sont pas toujours limpides et connues de nous), mais aussi mes envies (en particulier les plus sombres), mes rêves et mes cauchemars (lieux privilégiés d’expression de notre subconscient), le « monstre » en moi.

Zdzisław Beksiński et les horreurs de l’Histoire

Mais Zdzisław Beksiński ne se contente pas de peindre des scènes détachées de toute réalité. Il parle de notre monde, de sa cruauté et des souffrances que l’homme engendre ou subit. Son œuvre n’a rien d’optimiste ou d’utopiste. Il dépeint la face sombre du monde dans un univers fantastique, chimérique . Après tout, nos rêves et nos cauchemars, songes incontrôlables qui surgissent dans nos esprits chaque nuit, ne sont-ils pas plus honnêtes que nous ne le serons jamais ?

Les motifs et les sujets que choisit l’artiste sont souvent en lien avec l’Histoire. On reconnaît nettement des soldats allemands ou des chars d’assaut, çà et là, mais aussi le marteau et la faucille, symbole du Parti Communiste. Il peint aussi ce qui semble être des cathédrales – ou ce qu’il en reste. On aperçoit aussi parfois des véhicules aux silhouettes bien réelles. La réalité se mêle alors au cauchemar, le rendant plus inquiétant encore. Ce qui nous paraissait purement fictif devient étrangement familier.

Les images que produit ainsi Zdzisław Beksiński sont ainsi d’une incroyable expressivité. L’on perçoit la douleur de ses personnages alors même qu’ils semblent tous déjà morts ; l’on ressent leur solitude même en leur absence ; l’on comprend les références de l’artiste, qu’il parle de scènes bibliques ou d’évènements historiques gravissimes comme la Seconde Guerre Mondiale. L’être humain, de tout temps, est au centre de son œuvre. C’est un vaste cauchemar commun, universel, qu’il dépeint.

D’ailleurs, l’on ne s’échappe pas de l’univers de Zdzisław Beksiński. Ses personnages (même si ses tableaux n’en sont pas toujours pourvus, ils disposent tous d’une présence) font partie de cet univers et ne peuvent rien faire pour s’en échapper. Comme enfermés dans un dédale qu’ils ne distinguent pas forcément, ils cherchent inlassablement la sortie, la solution ultime à un mal être qui les dépasse. Mais cette sortie existe-t-elle ?  Zdzisław Beksiński a peint de nombreux portails mais comment savoir s’ils ne mènent simplement pas à un autre cauchemar ? Comment être sûr qu’ils mènent seulement quelque part ? Beaucoup de ses personnages sont seuls ; abandonnés par leur propre monde et les forces qui le régissent (pour peu qu’elles existent), abandonnés par leurs semblables. Les corps souffrent, sont décharnés, squelettiques, difformes, torturés.

Zdzisław Beksiński: Sans titre. 1984. Acrylique sur panneau. 98.5 x 101 cm. Collection privée (Wikimedia Commons).
Zdzisław Beksiński: Sans titre. 1984. Acrylique sur panneau. 98.5 x 101 cm. Collection privée (Wikimedia Commons).

Pour autant, il ne faut pas ôter du travail de Zdzisław Beksiński toute forme d’humour. Il fait preuve d’une certaine ironie. Je perçois cela comme une forme de désillusion mais l’homme semblait être quelqu’un d’enjoué et de drôle, contrairement à ce que son art dit de lui. Il dépeint ainsi un corps décharné et couvert de cicatrices, portant un tutu.

« A l’école, il faisait des dessins de nus, ce qui irrita un jour un prêtre qui lui dit: « Mon fils, tu mourras et tes dessins dégoûtants vont effrayer des générations » Beksiński considéra cela plutôt comme un compliment. »

(Source : Art Polonais – Des histoires sur l’art. L’histoire racontée par l’art. « Le côté obscur de l’âme. »)

Dans la vie de tous les jours, Zdzisław Beksiński semblait être quelqu’un de positif. Son œuvre torturée et tourmentée peut alors être considérée comme une échappatoire ; non seulement une façon d’exprimer sa pensée et sa personnalité, et un moyen d’échapper au régime dictatorial et totalitaire polonais d’Après-Guerre, peu enclin à supporter un travail artistique comme le sien. Son principal galeriste, Piotr Dmochowski, dit de lui qu’il était « bizarre » :

« Il était spécial. Il était un peu bizarre. C’était un homme d’une très grande intelligence, d’une très grande culture, érudit, il savait énormément de choses. Très bavard, très sympathique, mais, il ne sortait pas de chez lui. Il n’a jamais voyagé à l’étranger, il n’a jamais pris l’avion, il n’a jamais quitté d’abord sa ville natale et ensuite Varsovie où il a déménagé. Il était un homme très compliqué, très complexe, avec énormément de contradictions, mais avec une telle puissance d’esprit et de personnalité, qu’on pouvait passer avec lui douze heures à converser. Mais il avait ses quelques lubies et difficultés. En plus, il avait des problèmes de santé qui faisaient qu’il ne pouvait pas sortir. Il n’est jamais venu à aucun de mes vernissages et j’en ai fait des dizaines : en France, en Belgique, en Allemagne, en Pologne… Il restait toujours chez lui, enfermé, à travailler. Il écrivait beaucoup, des nouvelles, des contes. Il menait une grande correspondance, avec plusieurs personnes. Il y a deux mois, j’ai publié un grand livre de 850 pages de correspondance entre lui et moi. (…) « [L’]excellent film [The Last Family du réalisateur polonais Jan P. Matuszynski] montre un homme plein de contradictions et plein de manies. Par exemple, Beksinski détestait à serrer la main à quelqu’un. Toucher quelqu’un, cela le mettait mal à l’aise. Il ne m’a jamais dit le mot « merci ». Jamais. Pendant 30 ans que nous travaillions ensemble et pendant les douze ans où j’étais son marchand, à aucun moment, il ne m’a dit « merci ». Pourtant, je lui ai fait venir en Pologne des milliers de choses dont il avait besoin. Je courais comme un fou pour trouver tout cela. Je lui ai apporté cela à son domicile, et jamais, je n’ai entendu le mot « merci ». Donc, il était bizarre. »

(Source : Interview RFI – « Piotr Dmochowski, collectionneur obsessionnel du peintre Beksinski »)

Certaines de ses toiles évoquent aussi les œuvres d’autres artistes surréalistes comme Salvador Dali. Comme chez ce dernier, on peut ainsi parfois voir des œufs dans ses peintures :

« Symbole chrétien de la résurrection du Christ et l’emblème de la pureté et de la perfection. L’œuf évoque par son aspect et sa minéralité une symbolique chère à Dalí, celle de la vie antérieure, intra-utérine et de la re-naissance. »

(Source : Dali Paris)

« Très souvent chez Beksinski, derrière ce côté morbide se trouve une plaisanterie qui vous fait sourire. »

(Source : Interview RFI – « Piotr Dmochowski, collectionneur obsessionnel du peintre Beksinski »)

Un humour que Zdzisław Beksiński partageait alors peut-être avec son confrère Surréaliste espagnol, Salvador Dali, et d’autres membres de ce mouvement tout-à-fait particulier dans l’Histoire de l’Art, comme André Breton. Et ce, même s’il n’avait jamais quitté sa Pologne natale.

Alors, Zdzisław Beksiński, âme torturée ou artiste inventif, capable de créer de toute pièce les pires cauchemars ? En tout cas, son travail est rattaché au mouvement Surréaliste dont les « membres » se servaient du rêve et disaient faire appel à leur subconscient pour créer. L’artiste déclarera d’ailleurs : «Je tiens à peindre comme si je photographiais mes rêves. » Il emportera toutefois les secrets de ses rêves dans sa tombe. Lui qui semblait à la fois avoir peur et être fasciné par la mort depuis son enfance sera finalement assassiné de 17 coups de couteau en 2005, après avoir survécu à la mort de son épouse en 1998 et le suicide de son fils, un an plus tard. Drôle d’œuvre, drôle de vie, drôle de mort.

100 œuvres de Zdzisław Beksiński

N’hésitez pas à cliquer pour voir les œuvres en plus grand. J’ai regroupé des peintures mais aussi des dessins. Toutefois, certaines œuvres sont en noir et blanc parce que je ne les ai pas trouvées en couleurs, tout simplement.

Je préfère également prévenir : âmes sensibles s’abstenir ! Certaines œuvres sont vraiment dures à regarder. En particulier si vous avez du mal avec les corps déformés, les cicatrices, les créatures humanoïdes pas forcément identifiables… Bref. Ne vous filez pas des cauchemars pour rien.

 

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Sources :

https://www.facebook.com/beksinski/
« The Cursed Paintings of Zdzisław Beksiński »
Interview RFI – « Piotr Dmochowski, collectionneur obsessionnel du peintre Beksinski »
Art Polonais – Des histoires sur l’art. L’histoire racontée par l’art. « Le côté obscur de l’âme. »

Le clown-tueur : histoire d’un monstre bien réel

Aujourd’hui, parlons de moi.
(wouah, si c’est pas de l’intro égocentrique qui tue, ça !)

Je suis coulrophobe. (à mes souhaits.)
Si, si, je vous jure. J’ai une peur bleue des clowns. (ah, oui, voilà, la coulrophobie, c’est la peur des clowns)
Un clown m’approche, je suis mal à l’aise. S’il devient un peu trop insistant, je crie. Et ils me faisaient beaucoup pleurer quand j’étais enfant.

Allez savoir pourquoi !
Bah si. Je sais pourquoi. En tout cas, pour ma part, la raison est toute trouvée ! C’est ce fichu « Ça » qui m’a traumatisée.
Mais si, vous savez ! Le film inspiré du roman de Stephen King, dans lequel un affreux clown dévore des enfants… Allez savoir pourquoi, j’avais vu le film (de Tommy Lee Wallace) tiré de ce bouquin (bien meilleur, d’ailleurs, le bouquin) étant petite fille. Il était sorti en 1990, je suis née en 1991, j’ai dû le voir en 1997, tout au plus… Et je ne vous cacherai pas que ça fait un peu jeune, pour un film comme celui-là !

Bref, les clowns et moi, on est pas très amis et j’ai un peu peur des salles de bains. (ceux qui ont vu le film comprendront, j’en suis sûre…)

MAIS, je ne suis pas là uniquement pour vous parler de moi, en réalité ! (ahah, vous êtes rassuré, je le sens.)
Ce qui m’amène à vous parler des clowns et de la peur qu’ils inspirent, c’est ce qui se passe actuellement en Grande-Bretagne, à Northampton. Une histoire qui amuse beaucoup internet mais qui doit quand même donner quelques sueurs froides aux habitants de la ville !
En effet, depuis quelques temps, un clown grimé à la façon du personnage du film « Ça », surgit parfois à Northampton.

Northampton's Clown
Le clown de Northampton | Northampton’s Clown
Inspiré par le film « Ça »

Plusieurs monstres en un

Dans le film, tout comme dans le roman de Stephen King, « Ça »  est un clown tueur d’enfants. Un sympathique personnage, donc, d’autant plus qu’il est capable de prendre des formes très diverses pour s’en prendre à ses proies.

Dans le roman, il est d’ailleurs expliqué qu’il ne serait pas possible, pour un être humain, d’identifier la forme réelle de « Ça ». Par contre, il est capable de prendre diverses formes : clown, loup-garou, sangsues, araignée géante… et bien d’autres encore, sans doute !

Bref « Ça » n’est pas humain (on apprend d’ailleurs qu’il est censé venir de l’espace, bien qu’il se trouve sur terre depuis très longtemps) et « Ça » considère d’ailleurs les humains comme de la nourriture. Mais si cette créature s’en prend avant tout aux enfants, c’est parce qu’il est plus facile pour elle de prendre la forme de leurs peurs : les monstres qui les effraient sont généralement ceux qu’ils ont déjà vu dans un livre, une bande dessinée ou un film.

Le clown du film "Ça"
Le clown-monstre du film « Ça, « Il » est revenu » de Tommy Lee Wallace, 1990

Séduire pour tuer

La forme du clown, elle, sert dans un premier temps à appâter l’enfant. C’est sous cette apparence que « Ça » apparaît pour la première fois dans le roman et séduit l’enfant qu’il va tuer. Il se trouve dans un égout dans lequel tombe malencontreusement le bateau avec lequel jouait le petit garçon. En se penchant pour tenter de le récupérer, l’enfant découvre « Ça » et il a d’abord peur car il lui semble que « l’animal » (car il pense d’abord qu’il peut s’agir d’un animal) a les yeux jaunes comme ceux du monstre qu’il imagine chaque fois qu’il doit descendre dans la cave de sa maison. Cela ne dure pas, cependant. Peu à peu, la description du clown change : alors que le clown le séduit sans qu’il ne s’en rende compte, le garçonnet croit se rendre compte qu’il a mal vu les yeux jaunes et effrayants du clown. Ils lui apparaissent désormais comme ceux pétillants et bleus de sa maman.

guillemet« George se pencha et regarda de nouveau. Il n’en croyait pas ses yeux : c’était comme dans un conte de fée, ou comme dans ces films où les animaux parlent et dansent. Il aurait eu dix ans de plus, il serait resté incrédule : mais il n’avait que six ans, et non seize.
Un clown se tenait dans l’égout. L’éclairage n’y était pas fameux, mais néanmoins suffisant pour que George Denhrough n’ait aucun doute sur ce qu’il voyait. Un clown comme au cirque, ou à la télé. Un mélange de Bozo et Clarabelle, celui (ou celle, George n’était pas très sûr) qui parlait à coups de trompe dans les émissions du dimanche matin.
Le visage du clown était tout blanc : il avait deux touffes marrantes de cheveux rouges de chaque côté de son crâne chauve et un énorme sourire clownesque peint par-dessus sa propre bouche.
Il tenait d’une main un assortiment complet de ballons de toutes les couleurs, comme une corne d’abondance pleine de fruits mûrs. »

Stephen King, Ça, Albin Michel, 9 nov. 1988 – 627 pages

Serial killer John Wayne Gacy
Le serial killer américain John Wayne Gacy,
Surnommé le « clown tueur », il aurait inspiré Stephen King pour le personnage de « Ça »

Le véritable « Ça » ?

Plus sympathique encore, le personnage de « Ça » semble avoir été inspiré par une histoire vraie. En tout cas, il faut avouer que les points communs sont assez étranges ! Il s’agit de celle de John Wayne Gacy, surnommé « le clown tueur ».

Dans les années 70, cet homme d’affaire respectable a assassiné une trentaine de jeunes hommes. Pas moins de 26 cadavres ont été retrouvés enterrés dans le vide sanitaire sous sa demeure de Chicago. Malgré ses efforts pour dissimuler ses méfaits, ces corps dégageaient une odeur pestilentielle dont les voisins se plaignaient. C’est pourquoi, pour se couvrir, il expliquait volontiers avoir des problèmes d’égouts bouchés…

Des égouts ? Une odeur putride ? C’est justement dans les égouts que vit « Ça ». Quant à la forte odeur qu’il dégage, elle est décrite dans le roman, bien qu’il semble capable de la camoufler.

guillemet« Georgie se pencha. Ça sentait les cacahuètes, les cacahuètes grillées ! Et le vinaigre, ce vinaigre blanc que l’on verse sur les frites d’une bouteille avec un petit trou ! Ça sentait aussi la barbe à papa et les beignets frits, tandis que montait, encore léger mais prenant à la gorge, l’odeur des déjections de bêtes fauves. Sans oublier celle de la sciure. Et cependant…
Et cependant, en dessous, flottaient les senteurs de l’inondation, des feuilles en décomposition et de tout ce qui grouillait dans l’ombre de l’égout. Odeur d’humidité et de pourriture. L’odeur de la cave.
Mais les odeurs du cirque étaient plus fortes. »

Stephen King, Ça, Albin Michel, 9 nov. 1988 – 627 pages

Le clown tueur

Mais pourquoi l’appelait-on le « clown tueur », me direz-vous ?
Parce que cet homme n’hésitait pas à se déguiser en clown pour amuser les enfants des hôpitaux. Ça n’était là qu’une des nombreuses activités de cet homme qui faisait tout pour se faire bien voir, après avoir longtemps subi les brimades parfois violentes de son père. Il s’impliqua dans plusieurs organisations. Il s’engagea, par exemple, pour le Federal Civil Defense for Illinois et devint capitaine du Chicago Civil Defense. Il était considéré par beaucoup personne comme quelqu’un de gentil et altruiste.

guillemet« Gacy prenait très au sérieux son implication dans ces différentes organisations et leur dévouait tout son temps libre. Ceux qui connaissaient Gacy le considéraient comme un homme sympathique, mais très ambitieux, qui cherchait à se faire un nom. Gacy voulait absolument « être quelqu’un ». Il travaillait tellement qu’il fut hospitalisé pour épuisement nerveux. »

Source : tueursenserie.org, http://www.tueursenserie.org/spip.php?article42

Mais ce qui est plus intéressant encore (si je puis dire), c’est que lors de la perquisition de sa maison, les policiers découvrirent que Gacy peignait des images de clowns. Elle étaient accrochées aux murs.
De plus, « durant les 14 années qu’il passa dans le couloir de la mort, Gacy peignit de nombreux tableaux à la peinture à l’huile. Son sujet préféré était… les portraits de clowns. Après son décès, certaines de ses peintures se vendirent pour 20.000$ lors d’une enchère, provoquant l’indignation des familles des victimes et des autorités. Mais l’acheteur brûla toutes les œuvres de Gacy peu après les avoir acquises. » (Source : tueursenserie.org, http://www.tueursenserie.org/spip.php?article42)

Voici quelques exemples de ce que ces « créations » pouvaient donner (et qui, je dois l’avouer, me donnent froid dans le dos) :

Handprint and Clowns, John Wayne Gacy
Handprint and Clowns, John Wayne Gacy
Hi Ho With Clown, John Wayne Gacy
Hi Ho With Clown, John Wayne Gacy
Pogo in the Making, John Wayne Gacy
Pogo in the Making, John Wayne Gacy

Cette dernière peinture, Pogo in the Making, est un autoportrait dans lequel Gacy se déguise peu à peu en Pogo, le nom de son personnage de clown pour enfants.

Le clown-tueur pensait-il être Blanche Neige ?

Son intérêt, voire sa passion pour les clowns donne lieu à des créations particulièrement malsaines. La figure du clown, censée être aimée par les enfants et symboliser l’amusement, devient ici monstrueuse.
Le clown semble même parfois mort, comme dans Hi Ho With Clown où elle prend la place de Blanche Neige, au moment où elle est entourée des sept nains, dans son cercueil de verre. Blanche Neige est pourtant un personnage de coeur, décrite comme possédant un cœur pur. C’est une belle princesse aimée de tous, en dehors de sa marâtre.
Doit-on voir dans cette représentation l’idée que Gacy se faisait de lui-même, à l’époque où son père le rabaissait sans cesse ? Peut-être. Il semble, en tout cas, avoir cherché à se faire aimer de tous, en devenant par exemple le clown Pogo, l’ami des enfants à l’hôpital. Mais ne cela ne fait que témoigner un peu plus encore de la folie de Gacy.

Se prenait-il vraiment, intérieurement, pour une princesse au cœur pur, ayant simplement « mal tourné » ? Ou avait-il une face sombre, contre laquelle il essayait désespérément de lutter en participant à de nombreuses activités communautaires et sociales ?
Cette seconde hypothèse ne semble pas tenir la route, comme en témoignent certains de ses propos : « La seule chose dont je sois coupable, c’est d’avoir possédé un cimetière sans autorisation. » (Source : tueursenserie.org, http://www.tueursenserie.org/spip.php?article42)

Northampton's Clown
Le clown de Northampton | Northampton’s Clown
Inspiré par le film « Ça »

Après tout ça, si vous deviez croiser le clown de Northampton, est-ce qu’il vous ferait rire ? Ne provoquerait-il pas plutôt un long frisson d’inquiétude crasse ? En tout cas, même si ses interventions restent distrayantes, il est clair que, pour ma part, je resterai toujours un peu sur mes gardes en croisant un clown.


Sources :
https://www.facebook.com/spotnorthamptonsclown
http://www.lepoint.fr/insolite/grande-bretagne-un-mysterieux-clown-fait-trembler-northampton-20-09-2013-1733609_48.php
http://www.tueursenserie.org/spip.php?article42&artpage=1-4
http://blogs.miaminewtimes.com/riptide/2010/04/the_ten_creepiest_paintings_by.php


N’oubliez pas de laisser un petit commentaire avant de partir ;) (que l’article vous ait plu ou pas !)
C’est par ici !

Cauchemar : maladie, diablerie ou simple mauvais rêve ?

Johann Heinrich Füssli, le Cauchemar  1790-1791 Huile sur toile, 76 × 63 cm.  Goethe Museum, Francfort
Johann Heinrich Füssli, le Cauchemar
1790-1791
Huile sur toile, 76 × 63 cm.
Goethe Museum, Francfort

Je vous avais promis de vous parler un peu plus longuement du Cauchemar de Johann Heinrich Füssli. Encore un article très joyeux en perspective, donc ! Avec des monstres, des mauvais rêves, des démons…

C’est sans nul doute la toile la plus célèbre de ce peintre. Il en existe plusieurs versions car, comme hanté lui-même par cette scène (et aussi parce que ce tableau a connu un très grand succès), Füssli la reproduira de multiples fois. Une de ces copies est celle que vous avez pu voir dans mon précédent article et que je vous ai remise ci-dessus. Mais la version la plus célèbre du cauchemar est celle-ci :

Johann Heinrich Füssli, le Cauchemar  1781 Huile sur toile, 101,6 × 127 cm.  Institute of Fine Arts, Detroit
Johann Heinrich Füssli, le Cauchemar
1781
Huile sur toile, 101,6 × 127 cm.
Institute of Fine Arts, Detroit

C’est cette version du tableau qui était exposée lors de l’exposition L’Ange du Bizarre au musée d’Orsay à Paris.

Cette peinture met en scène une jeune femme endormie qui cauchemarde. Füssli n’a laissé que très peu d’informations sur ce qu’il voulait réellement représenter ici. Ainsi, de nombreuses théories circulent sur ce tableau et en font une oeuvre particulièrement mystérieuse. C’est pourquoi elle est fascinante.

Il faut d’abord préciser qu’aujourd’hui, cauchemarder est une chose normale pour nous. Nous savons tous ce qu’est un cauchemar : c’est un mauvais rêve, certes, mais ça n’est qu’un rêve. Or, les rêves sont des créations de notre cerveau qui, durant la nuit, « évacue », pour mieux les digérer, les émotions et les évènements auxquels nous avons eu affaire dans la journée. Rien de bien grave, donc, et nous y avons tous survécu puisque vous êtes ici pour me lire ! Bien.

Mais savez-vous que les cauchemars n’ont été expliqués scientifiquement qu’au XXe siècle ? C’est-à-dire, bien après Füssli. Au XIXe siècle encore « entre la démonologie et la médecine, la notion moderne de cauchemar [émerge peu à peu et] on l’identifie finalement comme une crise d’angoisse nocturne provenant d’une passion amoureuse contrariée » (Source: La Figure mythique du cauchemar, Bernard Terramorsi). Ah bon ? Nous ne cauchemardons donc qu’après avoir été largué par notre petit-copain ou après avoir essuyé un râteau ? Je suis sûre que vous serez d’accord avec moi : non, on cauchemarde pour bien d’autres nombreuses raisons ! Pourtant, durant de longs siècles, nous avons cru que le cauchemar était une maladie :

guillemet« C’est au Moyen Âge que le cauchemar passe du statut de maladie à celui de phénomène diabolique. Dans l’ensemble des mutations qu’a pu connaître l’histoire du cauchemar, celle-ci est peut-être la plus importante […]. Puis du domaine de la démonologie, il passe à celui de la psychiatrie à la fin du XIXe siècle ».

(Source : Sophie Bridier, Le cauchemar. Étude d’une figure mythique, Paris, Presses de la Sorbonne, 2002, p. 91.)

Autrement dit : avant le Moyen Âge, nous pensions que les cauchemars étaient dus à une maladie. Ensuite, nous avons cru que les cauchemars étaient dus à des démons, au Diable. Au XIXe siècle, on commençait à croire que les cauchemars étaient dus à des histoires d’amour malheureuses. Et, à la fin du XIXe siècle, enfin, Freud est arrivé et a sauvé l’Humanité du chaos (mais avouons que les légendes avaient quand même plus de gueule).

 

Revenons-en donc au tableau de Füssli :

Avant de commencer, je devrais demander aux âmes sensibles de s’abstenir de lire cet article. Il n’a vraiment rien de très réjouissant, comme vous le verrez surtout à la fin. Mais je sais que vous ne suivrez probablement pas ce conseil. A vos risques et périls. (rire diabolique, venu de l’au-delà)

Hum. Donc…

Tout d’abord, nous pouvons constater que si la jeune femme se trouve dans un intérieur classique (elle est allongée sur un lit, dans une chambre, elle doit probablement être chez elle), elle n’est pas seule : deux créatures particulièrement étranges sont à ses côtés.

Un démon est assis sur sa poitrine et un cheval surgit de derrière un rideau. Mais pour quelle raison ?

Il semble évident que la jeune femme doit être en train de rêver de ces deux choses. Et l’on comprend bien pourquoi elle cauchemarde ! Un petit monstre et un cheval au regard fou, ça a de quoi effrayer ! Mais il serait dommage de s’arrêter à ce que nous montre la toile au premier coup d’oeil. Car ces deux créatures sont, en réalité, des symboles.

Commençons par le cheval. Certains critiques ont expliqué la présence de cet animal comme un jeu de mot laissé par l’artiste : en anglais, le cauchemar se dit « nightmare ». Or, le mot « mare » en anglais signifie également « jument » et on peut dire traduire littéralement « nightmare » par « jument de la nuit ».

guillemet« Dans les croyances anciennes, les cauchemars n’étaient pas seulement des mauvais rêves. C’était avant tout le nom donné à des morts maléfiques revenant de l’au-delà pour écraser leurs victimes en les chevauchant. Ils étaient alors très souvent associés à des chevaux surnaturels. Cette conception du cauchemar, véritablement terrorisante, se développa à partir du Moyen-Age, époque à laquelle ‘ le cauchemar passe du statut de maladie à celui de phénomène diabolique’. »

(Source: La Figure mythique du cauchemar, Bernard Terramorsi)

Ici, le cheval devient le compagnon d’un démon : il semble surgir derrière lui, comme un fantôme. D’ailleurs, le cheval, puisqu’il ressemble à un revenant, semble beaucoup plus léger que le démon qui, lui, semble peser sur le corps de la jeune femme. On sent donc bien que le cauchemar a une dimension diabolique. Même le cheval semble possédé, avec ses grands yeux vides.

 

Johann Heinrich Füssli, le Cauchemar (detail) 1790-1791 Huile sur toile, 76 × 63 cm. Goethe Museum, Francfort
Johann Heinrich Füssli, le Cauchemar (detail)
1790-1791
Huile sur toile, 76 × 63 cm.
Goethe Museum, Francfort
(Source: L’art Magique)

 

Plus qu’un démon, il s’agit d’un « monstre » bien précis : c’est un Kobold (un nom qui évoquera sans doute des choses aux gamers :p). Le Kobold est une créature du folklore germanique. En France, la créature qui s’en rapproche le plus est le Gobelin. A l’époque, de nombreuses histoires parlaient de créatures (des démons ou des sorcières) qui apparaissaient la nuit pour posséder les personnes endormies.

Comme il se trouve ici assit sur le corps de la jeune femme, on dit que ce démon est un incube : le mot incube signifie « couché sur ». Symboliquement, cela veut donc dire que la créature vient abuser sexuellement de la jeune fille endormie. Cette scène va donc beaucoup plus loin qu’elle ne semble le dire au premier coup d’œil (même si, à l’époque, cela était beaucoup plus clair pour les spectateurs avertis, habitués à décrypter les œuvres de ce genre).

Pause précision : Peut-être connaissez-vous mieux le terme « succube« , voisin du mot « incube » : généralement, nous utilisons le terme d’incube quand il s’agit d’une créature « masculine » et le mot succube quand il s’agit d’une « femme ». Pour être plus exact : « Au sujet du sexe des incubes et des succubes : il s’agirait en fait d’une entité démoniaque ayant la possibilité de changer de sexe en fonction de celui de sa victime. Un  même démon donc, asexué à la base, car inhumain, qui pouvait devenir incube pour coucher avec une femme et succube pour coucher avec un homme. »
(Source : Besoin de Savoir)

Déjà, les démons n’étaient pas très Mariage pour tous, que voulez-vous (je déconne, hein, me frappez pas).

 

« Füssli s’est senti fréquemment victime de la cruauté des femmes », nous explique-t-on dans le Hors-Série Beaux Arts consacré à L’Ange du Bizarre.

De plus, à l’époque où il peint ce tableau, Füssli est amoureux d’une jeune femme. Hasard ? Il s’agit d’un amour à sens unique, un amour insatisfait : le père de la jeune femme refusera d’accorder la main de sa fille à l’artiste mais elle épousera quelqu’un d’autre, peu de temps après. Ce tableau serait-il une vengeance symbolique ? Une vengeance (même imaginaire) allant tout de même jusqu’au viol.

Pour l’anecdote, à l’arrière du tableau dont nous parlons ici, se trouve le portrait inachevé d’une jeune femme qui pourrait être l’amour désolé de Füssli. Une jeune femme blonde, comme celle qui cauchemarde. Voici ce portrait :

 

Portrait de jeune femme, fussli
Johann Heinrich Füssli, Portrait de jeune femme

 

Un viol… Probablement même un meurtre !

La présence du cheval évoque aussi directement la mort. De l’Antiquité au Moyen-Âge, l’on pensait qu’il était funeste de rêver d’un cheval, ou même d’entendre seulement son hennissement ou le bruit de ses sabots. Les chevaux (représentés noirs ou blancs) sont devenus, au fil du temps, les fidèles compagnons de la Faucheuse. Ici, comme le cheval semble surgir de derrière le rideau, affolé, on peut imaginer qu’il annonce la mort de la jeune femme, probablement tuée par le Kobold.

On constate également que la peau de la jeune femme est particulièrement blanche. Elle contraste fortement par rapport au reste du tableau, d’autant qu’elle est aussi drapée de blanc dans sa chemise de nuit légère. Une chemise de nuit qui n’est pas sans rappeler un linceul (un linceul, également appelé suaire ou drap mortuaire, est une pièce de tissu s’apparentant à un drap dans laquelle on enveloppe un cadavre) tandis que la tenture rouge, elle, peut symboliser le sang du meurtre (en tout cas sur la première représentation du Cauchemar, et pas forcément sur celles qui suivirent, où la scène devient plus fantomatique car plus blanchâtre).

La position de la jeune femme n’apparaît plus, alors, comme celle d’un repos contrarié mais bien comme la posture d’une morte.

« Son corps, comme cassé en deux par le poids du gnome, semble désarticulé, réduisant la victime au rôle de macabre marionnette. » (Source : PDF des Presses Universitaire Paris-Sorbonne, PUPS)


Pour conclure, voici mon tableau préféré de Füssli, celui qui m’inquiète et me fascine le plus (probablement parce qu’il n’est pas sans me rappeler mes personnages, les Faceless Girls) :

Johann Heinrich Füssli, Le Silence 1799-1801 Huile sur toile, 63.5 × 51.5 cm  Kunsthaus, Zurich
Johann Heinrich Füssli, Le Silence
1799-1801
Huile sur toile, 63.5 × 51.5 cm
Kunsthaus, Zurich

Le Diable et la Mort : petit tour d’horizon dans l’art

Rah ! Horreur et damnation !

Cela fait des semaines que je le cherche et qu’on m’aide à le chercher (merci d’ailleurs <3) : un livre ! Un fichu livre ! Le catalogue de l’exposition L’Ange du Bizarre – Le Romantisme noir de Goya à Max Ernst. Mais impossible : il n’est plus édité, il n’est plus disponible nulle part… Seule possibilité restante ? Emprunter de l’argent à mon compte épargne pour espérer l’acheter à tous ces gens qui osent le revendre à plus de 120€ (à beaucoup plus parfois, même !).

Non, mais, vraiment ! Ces gens n’ont-ils aucune pitié pour les étudiants en arts qui galèrent déjà à acheter leur pain ?

D’accord, d’accord ! Causette se tait mais Causette trouvera son livre, quoi qu’il arrive ! Non mais.

Hum ? Pourquoi ce bouquin m’intéresse autant, vous vous demandez ? Déjà parce que je n’ai pas eu la chance de voir cette exposition et que la prise de photos y avait été interdite (merci Musée d’Orsay de penser à nous, non parisiens qui aimeraient avoir accès à la culture ! Vous pouviez pas éditer un peu plus votre catalogue, du coup ? Non mais j’vous jure…). Bref, il ne reste donc que peu de traces de cette exposition (merci aux fraudeurs courageux qui ont quand même pris quelques photos et ont aussi et surtout fait de très bons comptes rendus de leur visite, je pense notamment à cet article de Cagliostro : L’ange du bizarre, le romantisme noir au musée d’Orsay) et ces traces j’en ai fortement besoin pour l’écriture de mon mémoire de deuxième année de master.

Pour le moment, je devrais donc me contenter du hors-série Beaux Arts qui, fort heureusement, n’a pas été loupé, loin de là.

 

Couverture du hors-série Beaux Arts Magazine - L'Ange du Bizarre, Le Romantisme Noir de Goya à Max Ernst
Couverture du hors-série Beaux Arts Magazine – L’Ange du Bizarre, Le Romantisme Noir de Goya à Max Ernst

 

En fait, j’aime m’intéresser à ce que l’un de mes professeurs (que j’admirais beaucoup !) appelait « les figures du désordre ». Elles sont nombreuses et elles font partie de nos vies ; elles peuplent nos histoires, nos mythes et légendes, et elles évoluent avec leur temps. Cette exposition mettait en scène énormément d’œuvres faisant référence à ces monstres et créatures qui nous effraient et nous fascinent à la fois.

Cet intérêt pour ces figures du désordre, je l’ai déjà un peu exprimé dans mon mémoire de première année. J’ai eu l’occasion de tracer la chronologie du robot : si l’on fait le rapprochement entre les histoires parlant du Golem d’argile (un personnage essentiellement issu de la religion juive), nous pouvons en déduire que le Golem est un des ancêtres du robot (mais de façon uniquement « imaginaire » puisque le robot à l’apparence d’homme, lui, commence à être vraiment construit).

Or, c’est très probablement parce que le robot a de profonds liens avec des figures du désordre comme le Golem, que nous nous intéressons si fortement à lui : la science-fiction adore parler des robots et nous adorons nous faire peur devant des Terminator et autres I-Robot ! Mais cela est d’autant plus intéressant que nous pourrions un jour parvenir à véritablement créer cette chose de métal dont nous imaginons déjà qu’elle pourrait être aussi révolutionnaire pour nos vies qu’incroyablement destructrice.

Ainsi, alors que tous nos monstres et créatures du passé n’étaient et ne restaient que des êtres fictifs, nous nous confrontons aujourd’hui à une réalité qui, même si elle est encore loin de la science-fiction, est ô combien intéressante : nous sommes à un croisement entre rêve et réalité. Un croisement rendu possible grâce à l’entremêlement des sciences et des arts. Pour faire simple, nous serons peut-être capables, un jour, de créer pour de vrai et pour la première fois une véritable figure du désordre !

Mais comme je vous le disais, les figures du désordre sont nombreuses. Soyons plus clair : une figure du désordre est un personnage (mais ça peut également être une chose, un objet, ou un évènement) fictif qui, comme son nom l’indique, crée le chaos. Cela ne veut pas dire que cette chose fiche le souk ! Non, évidemment. Cela veut plutôt dire qu’elle sort de l’ordinaire, qu’elle sort de « l’ordre » établi.

(chaos ou kaos = désordre en grec)

Ces personnages n’existant pas réellement, nous pouvons les considérer comme des symboles : ils nous permettent de mettre une image sur nos peurs et cela nous permet de mieux les visualiser et, donc, de les apprivoiser.

Allez, je vous en montre un peu plus et je vous explique ! Vous me suivez ? Let’s go !

 

Hieronymus Bosch - La mort de l'avare 1490
Hieronymus Bosch – La mort de l’avare
1490

 

Prenons l’exemple de ce tableau de Hieronymus Bosch, intitulé La mort de l’avare : on y voit un homme sur son lit de mort. Un ange tente d’attirer son attention vers un crucifix nimbé de lumière mais l’homme est plus intéressé par un démon qui lui tend un sac qu’on imagine rempli d’argent. La mort, sous la forme d’un squelette pointant une flèche en direction de l’homme, est déjà à l’entrée de sa chambre. Il est trop tard pour qu’il puisse se défaire de ses péchés.

Évidemment, cette scène est complètement surréaliste. Elle est imaginaire. Les créatures que sont la Faucheuse, les démons ou encore l’ange sont des symboles destinés à nous expliquer ce qui se passe dans cette scène : l’homme était avare et il le sera jusqu’à sa mort. Or, l’avarice est un des sept péchés capitaux, c’est pourquoi c’est le démon qui tente l’homme alors que l’ange, lui, essaye de le guider vers la voie de la lumière. Dans ce tableau religieux, l’artiste tente de montrer le bien, le mal et la mort qui, de toute façon, fauchera l’homme quel que soit son choix de vie.

guillemet« Ce tableau est inspiré d’un livre de prière du 15e siècle intitulé: Ars Moriendi (L’art de mourir). Ce manuel était un guide pratique sur la façon de mourir. Il comprenait onze scènes: les cinq premières étaient les tentations du démon, invitant le mourant à l’impiété, au désespoir, à l’impatience, à la vanité et à l’avarice. Les cinq suivantes étaient les inspirations de l’ange: la foi, l’espoir, la patience, l’humilité et la générosité. Dans la dernière scène l’ange reconduisait l’âme au ciel, alors qu’en Enfer les hurlements de rage des démons se faisaient entendre. Dans cette oeuvre de Bosch, par contre, l’issue du combat demeure incertaine. »
(source: La mort dans l’art)

L’exposition L’Ange du Bizarre qui s’est terminée en juin 2013 permettait de voir que de nombreux artistes ont cherché à représenter les monstres, les peurs, les ombres. Chacun avait ses raisons : croyances, craintes personnelles, fascination… Mais aussi parce que cet univers foisonnant permet de laisser totalement libre cours à l’imagination. Ce qui, pour un artiste, peut être une véritable libération.

 

Carlos Schwabe, La mort du fossoyeur
Carlos Schwabe – La mort du fossoyeur
The Death of the Gravedigger
Graverens død
Aquarelle et gouache sur esquisse à la mine de plomb sur papier. 75 x 55,5 cm. Musée du Louvre, Paris

 

En couverture du catalogue de l’exposition L’Ange du Bizarre, c’est la partie haute de la la peinture de Carlos Schwabe, La mort du fossoyeur, qui apparaît. Un choix qui illustre à merveille le nom de l’exposition : « l’Ange du Bizarre » est ici l’Ange de la Mort. « Bizarre » car cet ange que nous craignons tous et dont l’apparition symbolise notre fin est ici représenté sous la forme d’une belle femme. La Faucheuse, pourtant, est souvent représentée, encore aujourd’hui, comme portant un long manteau noir, une faux à la main (voir, par exemple, la gravure ci-dessous). Dans certaines représentation plus anciennes, il arrive que la Faucheuse soit un squelette (c’est le cas dans la peinture de Hieronymus Bosch, que nous avons vue plus haut). Et cela n’est guère réjouissant, il faut bien l’avouer. Cela est même plutôt effrayant !

Alors, pourquoi Carlos Schwabe a-t-il choisi de représenter la Faucheuse sous une forme si surprenante ?

C’est parce qu’une figure du désordre peut avoir plusieurs formes et, donc, plusieurs sens selon la façon dont elle est représentée ou le contexte dans lequel elle apparaît.

 

Alfred Rethel - La Mort comme amie, Gravure de 1851 Une des rares représentation de la mort comme amie du mourant. Ici, le sonneur de cloches va mourir alors la Faucheuse se charge de son travail à sa place, probablement avant de l'emporter. Son visage cadavérique laisse entrevoir qu'elle semble triste.
Alfred Rethel – La Mort comme amie, Gravure de 1851
Une des rares représentation de la mort comme amie du mourant. Ici, le sonneur de cloches va mourir alors la Faucheuse se charge de son travail à sa place, probablement avant de l’emporter. Son visage cadavérique laisse entrevoir qu’elle semble triste.

 

L’Ange de Carlos Schwabe ne ressemble pas du tout à ce que nous imaginons de la Faucheuse.

Le fait de représenter la Faucheuse comme un ange aux ailes noires et surtout comme une gracieuse jeune femme est donc intéressant. Tout d’abord, nous pouvons en déduire que l’artiste ne devait pas considérer la mort comme quelque chose d’effrayant mais comme un accomplissement (l’ange tient une flamme verte dans la main. Le vert est la couleur de l’éternité et de la régénération) et quelque chose de paisible bien qu’incontournable (on voit que le visage de l’ange est serein mais déterminé et que l’homme dans la tombe est, certes, surpris par l’apparition mais aussi plutôt séduit, obnubilé).

C’est la femme de l’artiste qui sert ici de modèle à l’Ange noir. La séduction entre en ligne de compte : Carlos Schwabe démontre ici que derrière notre peur, nous ne pouvons nous empêcher d’être fascinés par les créatures imaginaires, censées hanter nos nuits et nos ruelles sombres. Carlos Schwabe, en représentant ainsi la Mort, devait lui aussi lui trouver quelque chose d’attirant.

 

Marianne Stokes - La jeune fille et la mort, 1900 Source image : L'art magique
Marianne Stokes – La jeune fille et la mort, 1900
Source image : L’art magique

 

Un ange noir et féminin, c’est également ce que met en scène la peinture de Marianne Stokes intitulée La Jeune fille et la Mort. La ressemblance entre les deux personnages qui ont le rôle de faucheuse est assez étonnant. La seule différence notable réside dans la coiffe des deux femmes : chez Carlos Schwabe, la tresse tombante sur le front de son ange est une référence à la mode du Moyen-Age. Chez Marianne Stokes, l’ange est voilé (une tenue qui, à mes yeux, ressemble un peu à celle d’une nonne ou, en tout cas, d’une religieuse) et c’est surtout la finesse des traits du visage qui nous permet de croire qu’il s’agit d’une femme. C’est, en tout cas, un être très androgyne, au teint laiteux et qui semble résigné à sa tâche. Une vie de plus, une vie de moins, quelle différence, au fond ? Il effectue sa tâche encore et encore. Cela est inscrit sur son visage.

Ce tableau offre une version moins séduisante de la mort. Il montre davantage le côté immuable de cet évènement qui survient dans la vie de tous, un jour où l’autre. Notons que la main levée de la Faucheuse se veut apaisante pour la jeune fille. Elle va mourir dans son sommeil : certains diraient qu’il s’agit d’une « belle mort ».

Les représentations de la Mort en compagnie de jeune fille est un thème récurrent dans l’art. Il date de l’Antiquité où, déjà, chez les Grecs, Perséphone était enlevée par Hadès, dieu des Enfers. Etablir un lien entre une jeune fille et la Mort, c’est une façon de démontrer que l’amour et la mort sont proches l’un de l’autre (nous parlons alors de collision entre Éros, dieu de l’amour et, donc, de la vie, et Thanatos, dieu de la mort).

guillemet« Eros et Thanatos, dieux grecs, forment un bien étrange couple. Contraires ou complémentaires ? La psychanalyse les a réunis au dix-neuvième siècle. L’art en a fait ses deux thèmes centraux, parce qu’ils sont probablement les deux grands tabous de l’humanité. »
(Source: Art Mémoires)

 

Joan Fontbernat Paituví (Jaume Barba, signature de l'atelier) - Le baiser de la mort (Beso de la muerte) 1930 Marbre Cimetière de Barcelone, Espagne
Joan Fontbernat Paituví (Jaume Barba, signature de l’atelier) – Le baiser de la mort (Beso de la muerte)
1930
Marbre
Cimetière de Barcelone, Espagne

 

Dans cette autre représentation de la mort, se trouvant dans le cimetière de Poblenou à Barcelone, nous pouvons voir un étrange mélange entre le tableau de Carlos Schwabe et les représentations plus courantes de la Mort : un squelette aux ailes d’ange embrasse un homme qui, probablement, va passer de vie à trépas.

Pour l’anecdote, cette sculpture est une des plus célèbres du cimetière et des gens visitent d’ailleurs ce lieu pour la voir. D’autant plus que ce lieu de repos éternel regorge d’autres créations magnifiques dans ce genre !

Mais la Mort (ou la Faucheuse) n’est pas la seule figure du désordre célèbre. Nous avons pu voir, par exemple, que les démons dans la peinture de Hieronymus Bosch sont aussi des figures du désordre, de même que les anges ou le Golem dont je vous parlais tout au début : ce sont des créatures d’un autre monde – le monde imaginaire – qui nous permettent de symboliser nos émotions. Et cela même si, par exemple, les démons représentent le Mal (ils sont sous la houlette du Diable, de Satan, de Lucifer) tandis que les anges représentent davantage le Bien (sous les ordres de Dieu).

(Notons quand même que la distinction Bien/Mal a tendance à s’étioler dans nos récits contemporains, par exemple dans des séries comme Supernatural.)

Mais, me direz-vous, tout ceci est peut-être un peu trop religieux ! Rassurez-vous (si je puis dire), il ne s’agit pas des seules figures du désordre, loin de là ! Seulement, il faut bien l’avouer, les figures du désordre ont toutes plus ou moins un lien avec une religion (mon travail de recherche m’amène à parler essentiellement de la religion catholique car je me place en tant que française, en tant qu’occidentale, mais les cultures asiatiques, par exemple, regorgent elles aussi de figures du désordre qui sont à la fois différentes et semblables aux nôtres. Voir, par exemple, la représentation d’un démon japonais dans ce précédent article : Le couple démoniaque).

Ainsi, voici un autre exemple : le vampire est une très célèbre figure du désordre qui a beaucoup évolué avec le temps. Nous sommes passés d’un Dracula terrifiant mais sans nul doute charismatique et d’un romantisme fou, à Edward Cullen de la saga Twilight, jouant davantage la carte de la fascination exercée sur nous par les créatures de ce genre (bien que certaines d’entre vous me rétorquerons sûrement qu’il dispose aussi d’un grand charisme et qu’il est incroyablement romantique). Curieusement, oui, ces deux personnages restent assez proches, contrairement à ce qu’on pourrait croire : frayeur et fascination restent les atouts du vampire, qui nous attirent désespérément vers lui. Mais pour quelle raison ?

C’est parce que la séduction exercée par le vampire est comparable à celle de Lucifer. Et cela est également vrai pour les créatures que nous avons vues plus tôt.

Évidemment ! Lucifer, le Diable. La plus grande et la plus célèbre des figures du désordre au monde. Elle a déchainé les peurs et les passions durant des siècles. Les croyants redoutaient cet être plus que tout au monde ! Les satanistes, eux, lui vouaient un culte sans bornes. Pourquoi ? Parce qu’il était le symbole de tous les possibles : ange déchu pour avoir osé défier Dieu lui-même, parfois décrit (en particulier au XIXe siècle) comme disposant d’une beauté inimaginable, Lucifer (dont le nom signifie Porteur de Lumière et non pas des ombres ou de la mort !) avait de grands pouvoirs en tant que gardien de l’Enfer.

 

Jean-Jacques Feuchère, Satan, 1833
Jean-Jacques Feuchère, Satan, 1833
Statue de Lucifer dans la cathédrale Saint-Paul de Liège, par Guillaume Geefs (variante de l'original, signé de Jozef Geefs) Photo de Luc Viatour / www.Lucnix.be
Statue de Lucifer dans la cathédrale Saint-Paul de Liège,
par Guillaume Geefs (variante de l’original, signé de Jozef Geefs)
Photo de Luc Viatour / www.Lucnix.be

 

Comme vous pouvez le voir en observant ces deux sculptures différentes de Lucifer (ou Satan, le Diable), son physique peut radicalement changer d’un artiste à l’autre. Et ici, l’exemple reste relativement faible car nous n’avons pas affaire à un Diable rouge à la queue et à la langue fourchues… Mais notons quand même que la statue de la Cathédrale de Saint-Paul de Liège est quand même beaucoup plus ravissante que celle de Jean-Jacques Feuchère. Chez ce dernier, Satan a les doigts et le nez crochus, il est pourvu de cornes qui se mêlent à sa chevelure et ses pieds sont davantage ceux d’une bête. Guillaume Geefs, lui, en fait un bel homme prisonnier (son pied est pris au piège) malgré ses ailes. Il semble tourmenté mais pas effrayant. Il nous viendrait presque l’envie de l’aider…

Il faut dire que Lucifer ne représente pas seulement le Diable à la queue fourchue que nous nous imaginons bien souvent aujourd’hui. Lucifer faisait figure de rebelle. La religion Chrétienne en faisait bien évidemment un être à détester et à craindre, un monstre (en particulier au Moyen-Age), mais était-ce finalement si vrai ? Sa représentation a donc beaucoup évolué avec le temps :

Aujourd’hui, à l’heure où le cinéma nous propose des méchants de plus en plus ambigus, devenus des voleurs, des tueurs malgré eux ou par la force des choses et d’un destin malheureux nous voyons peut-être Lucifer, cet être censé expliquer tous les malheurs du monde, sous un autre angle. Finalement, pourquoi Lucifer est-il devenu le Diable, l’ennemi même de Dieu ? Parce qu’il a osé se dresser contre lui, contre son maître et notre prétendu maître à tous (selon les récits bibliques, soyons clair, il ne s’agit pas ici de mon avis mais bien d’un résumé des plus simples que je vous propose. Je préfère préciser avant qu’on ne me taxe encore de croyante. Cela a le don de m’agacer).

Or, l’homme lui-même se dresse (plus ou moins consciemment) depuis toujours contre l’idée d’une puissance supérieure contre laquelle il ne pourrait rien : certains luttent contre un ou des dieux suprêmes, des divinités ou encore contre le Destin mais, plus prosaïquement, c’est surtout contre nos parents que nous nous battons pour nous affirmer. Des « parents » que peuvent aussi être, d’une certaine façon, les dieux ou les puissances surnaturelles censés nous gouverner selon les différentes religions qu’a connu et connaît encore notre monde : ça n’est pas pour rien, par exemple, que le dieu chrétien est ainsi parfois surnommé « le Père ». De plus, la plupart des religions proposent leur version de la création du monde et, chaque fois, l’être humain « naît » d’une puissance surnaturelle (un dieu ou quelque chose de plus abstrait) : nous sommes considérés, par ces religions, comme les enfants de ces puissances ou de ces dieux.

Mais nous ne pouvons pas supporter d’être enchainés à une vie dont on a pas tout décidé (attention, hein, je parle globalement, parce que notre société actuelle s’amuse bien à nous faire croire que nous sommes libres alors que cela est très fortement discutable… mais c’est un autre débat). Passer notre vie sous le commandement, plus ou moins direct et franc, de nos parents, qui qu’ils soient, n’est pas dans notre nature : nous nous rebellons, tels des adolescents qui souhaitent devenir adultes et, donc, pouvoir construire leur propre existence.

C’est également le cas de Lucifer dont le nom (Porteur de Lumière) peut aussi signifier qu’il nous amène vers la lumière et, donc, vers la connaissance. Des connaissances, des savoirs qui nous permettent de nous affranchir, de nous libérer des dieux, des parents et de devenir nous-mêmes, quitte à faire parfois des erreurs de parcours.

Finalement, Lucifer est donc un personnage très humain ou de plus en plus humain.

Pour conclure sur le vampire, c’est probablement pour cette raison que Dracula est devenu Edward Cullen : monstre malgré lui, monstre déterminé à changer, monstre qui ne veut pas être un monstre.

Dommage que la saga Twilight n’ait pas vu le jour à une époque où la réflexion était encore primordiale… Dans Twilight, seul le premier roman est intéressant pour qui est curieux, comme moi, au sujet de l’évolution des figures du désordre dans le temps (et encore, je dirais même que seul le début du roman est intéressant, quand nous découvrons seulement les personnages qui, ensuite, sont mal utilisés au profit d’un récit sans intérêt ou tout juste distrayant).

 

Johann Heinrich Füssli, le Cauchemar  1790-1791 Huile sur toile, 76 × 63 cm.  Goethe Museum, Francfort
Johann Heinrich Füssli, le Cauchemar
1790-1791
Huile sur toile, 76 × 63 cm.
Goethe Museum, Francfort

 

Parmi les vampires célèbres, je retiendrais aussi Clarimonde, personnage central de La Morte Amoureuse de Théophile Gautier : le mot « immonde » est entendu dans son nom. C’est une séductrice, une courtisane qui n’hésite pas à se nourrir du sang de son amant pour rester en vie. Pourtant, elle est décrite comme une très belle femme. Une si belle femme que Théophile Gautier la décrit comme plus belle que ne pourrait même l’imaginer le meilleur peintre au monde ! Mais l’auteur n’hésite pas non plus à dire très clairement que cette femme est « Belzébuth en personne », c’est-à-dire le Diable en personne.

(Le tableau de Johann Heinrich Füssli, le Cauchemar, ci-dessus, se trouve en couverture de La Morte Amoureuse édité par Classiques Bordas, je reviendrai sûrement sur ce tableau dans un prochain article car il est très intéressant et a été souvent copié.)

La beauté, l’apparence… Des créatures que nous avons souvent imaginées comme hideuses et effrayantes deviennent parfois si belles qu’elles nous attirent à elles. La beauté devient alors un piège dont il faut savoir se méfier. « L’habit ne fait pas le moine », voilà ce que nous apprend le « romantisme noir » qui est au centre de l’exposition dont je vous parle depuis le début de cet article. C’est une idée qui, finalement, s’est répandue au XIXe siècle au sein du mouvement Romantique pour former ce que certains surnomment, donc, le Romantisme Noir. Ainsi, le monstre est inquiétant, effrayant et dangereux mais il sait aussi être beau, attirant, fascinant. A tel point que la frontière entre ange et démon est parfois difficile à saisir. Nous voilà alors face un ange bizarre… Un ange du bizarre.

Pfiou ! Vous ne serez probablement pas nombreux à lire tout ça. Mais tant pis, j’espère au moins que cela aura intéressé certains !