Paul McCarthy - Tree Structure gonflable Place Vendôme, Paris

Le #PlugGate : La France réac’ prône-t-elle un retour à l’art dégénéré ?

Temps de lecture : 9 minutes

L’histoire fait la Une des journaux et est partout sur les réseaux sociaux depuis quelques jours : une oeuvre de l’artiste américain Paul McCarthy (à ne pas confondre avec Paul McCartney… ou avec Joseph McCarthy… ni avec un mixage des deux), située Place Vendôme à Paris dans le cadre de la FIAC (Foire Internationale d’Art Contemporain), a été vandalisée cette nuit du 18 octobre. Sur Twitter, l’évènement est surnommé le #PlugGate.

Cela fait suite à une série d’évènements aberrants qui se sont succédés cette semaine, depuis l’installation de l’œuvre.

Paul McCarthy - Tree Structure gonflable Place Vendôme, Paris
Paul McCarthy – Tree Structure gonflable Place Vendôme, Paris
Le "Tree" de Paul McCarthy après qu'il a été vandalisé.
Le « Tree » de Paul McCarthy après qu’il a été vandalisé.

Le #PlugGate

D’abord, l’œuvre a commencé par faire scandale. Il faut dire que cette gigantesque sculpture gonflable avait de quoi susciter des réactions : pour l’artiste, l’œuvre se voulait d’abord abstraite mais force est de constater qu’elle ressemblait autant à un sapin de Noël stylisé qu’à un sextoy géant (un plug anal, pour les puristes). Et cette ambivalence était de toute évidence revendiquée par l’artiste.

« Tout est parti d’une plaisanterie : à l’origine, je trouvais que le plug anal avait une forme similaire aux sculptures de Brancusi. Après, je me suis rendu compte que cela ressemblait à un arbre de Noël. Mais c’est une œuvre abstraite. Les gens peuvent être offensés s’ils veulent se référer au plug, mais pour moi, c’est plus proche d’une abstraction. »

Source : Propos de l’artiste recueillis par le journal Le Monde, « McCarthy agressé pour l’érection d’un arbre de Noël ambigu, place Vendôme », 17/10/2014

Il n’en fallait pas plus pour que des journaux ô combien respectables commencent à se fendre d’articles tout à fait consternants : « Oeuvre de Paul McCarthy : à quoi sert le sapin moche de la place Vendôme ? » titre Le Figaro (Lien), avec une finesse sans pareille et une maturité de ton indéniable…

Quand le Figaro s’en mêle (et s’emmêle…)

C’est un certain Jean-Louis Harouel qui est interrogé dans cette sorte d’interview. Ce monsieur est prétendument « professeur d’histoire du droit et des institutions à l’Université de Paris II. Il est spécialisé dans le droit de l’urbanisme et a publié plusieurs essais sur la culture et les arts. » (Merci Wikipédia)
Lisant cela, j’ai envie de poser la question : QUELLE culture et QUELS arts ?? (oui, ça mérite au moins deux points d’interrogation) Je suis probablement une pauvre idiote d’étudiante en Arts Plastiques et mon minable Master Recherche ne vaut probablement pas grand-chose pour un homme d’un tel acabit mais, en ce qui me concerne, je n’ai vu ni culture, ni art dans l’interview du Figaro.

Il faut dire que Jean-Louis Harouel est l’auteur d’un livre, La grande falsification : L’art contemporain, sur la quatrième de couverture duquel nous pouvons lire (il s’agit de la première phrase) : « Le néant artistique abusivement appelé art contemporain est la lointaine suite de la crise de la peinture déclenchée par le progrès technique dans la seconde moitié du XIXe siècle. »

Pause précision : Pour résumer, ce monsieur fait référence à l’invention de la photographie et de la peinture en tube (qui dit peinture en tube, dit fabrication industrielle de la peinture et, par conséquent, que l’artiste n’est plus obligé de fabriquer lui-même, ce qui le dispense d’un savoir-faire fastidieux et pas nécessaire à la portée de tout le monde).

On considère que ces deux évènements ont peu à peu poussé les artistes à sortir de leurs confortables ateliers pour s’aventurer dehors (pas que l’artiste vivait jusque là reclus chez lui, en ermite, bien sûr, mais la peinture était encore un art d’atelier jusqu’alors car il n’était pas nécessairement facile d’emmener tout son matériel à l’extérieur).

Cela va conduire à l’apparition de nouvelles problématiques artistiques et, par conséquent, à la mise en œuvre de nouvelles façons de les réaliser.

En effet, qui dit appareil photo, capable de reproduire le monde avec un haut degré de réalisme, dit aussi que les artistes ne sont plus contraints de peindre de façon aussi réaliste que possible. Ils n’ont plus besoin de se faire « témoin » de leur époque.

C’est ainsi que va naître l’Impressionnisme qui, peu à peu, donnera naissance à tous les mouvements artistiques du XXe siècle : Fauvisme, Cubisme, Surréalisme, Dadaïsme, Abstraction…

Dans l’article, Marcel Duchamp et consorts en prennent pour leur grade (j’ai presque envie de dire « Évidemment ! »… C’était tellement dur d’aller piocher cet exemple. On sent qu’il y a du fond et de la recherche, derrière cet article, attention…)

Takashi Murakami et Jeff Koons sont également cités, bien sûr, ainsi que leurs expositions respectives au Château de Versailles. Or, il se trouve que Takashi Murakami est un artiste que j’aime beaucoup et que j’ai étudié assez longuement et, ô, j’avais déjà écrit un article sur les réactionnaires qui s’en étaient pris à lui lors de son exposition à Versailles.

On prend les mêmes et on recommence !

Et cela va loin dans le bon goût et la connaissance évidente du monde et de l’histoire de l’art et de l’esthétisme, à en juger par des propos insultants comme celui-ci :

« D’ailleurs, de manière générale, les prétendus «artistes contemporains» sont des bouffons interchangeables, auteurs de bouffonneries interchangeables. »

J’avais titré mon article sur Takami Murakami « Le Japon qui dérange ? ». Mais, de toute évidence, c’est l’art contemporain dans son ensemble qui dérange ces personnes.

L’artiste agressé

Paul McCarthy, artiste américain de 69 ans.
Paul McCarthy, artiste américain de 69 ans.

Sauf qu’en plus des mots doux colportés dans les journaux et les réseaux sociaux, allant de la simple boutade à l’insulte la plus crasse, Paul McCarthy a été agressé, le 16 octobre, avant que son œuvre ne soit vandalisée dans la nuit du 17 au 18 octobre. Pour information, Paul McCarthy a 69 ans. C’était donc, en plus de tout, un acte témoignant d’un courage tout à fait extrême…

Voici la scène hallucinante que décrit le journal Le Monde :

« Il est alors presque 14 heures, et Paul McCarthy est agressé par un homme qui le frappe trois fois au visage en hurlant qu’il n’est pas français et que son œuvre n’a rien à faire sur cette place, avant de partir en courant. Les personnes qui assistent à la scène sont sidérées. « Cela arrive souvent ce genre de chose en France… ? », nous demande l’artiste, choqué et déstabilisé, mais pas blessé. »

Source : Le Monde, « McCarthy agressé pour l’érection d’un arbre de Noël ambigu, place Vendôme », 17/10/2014

Et, là, à mon sens, nous avons passé un cap dangereux.

Le retour de l’art dit « dégénéré » ?

Ce qui s’est passé n’est pas sans rappeler ce qui a pu se produire au cours des heures les plus sombres de notre Histoire. Et nous voilà, à nouveau, en train de parler en termes d’ »art déviant » et d’ »art véritable ». J’en veux pour preuve ces paroles, mises en très gros dans l’article du Figaro, pour que personne ne puisse rater ces propos d’une grande culture, toujours proférées par Jean-Louis Harouel (je vous les mets en gros aussi, mais parce que je vais m’y attarder, contrairement au Figaro qui ose publier un torchon pareil) :

« On humilie l’art véritable en l’obligeant systématiquement à cohabiter avec le n’importe quoi du prétendu « art contemporain ». Celui-ci, je le répète, n’est qu’une bouffonnerie prétentieuse et de nature spéculative. »

Alors qu’il utilise l’expression « art contemporain », on l’entendrait presque utiliser une expression bien plus forte tant l’ensemble de son interview va en ce sens : j’entends, je lis « art dégénéré » (en allemand : « Entartete Kunst ») dans ces lignes. Une expression que les Nazis utilisaient pour parler des œuvres d’art qui les dérangeaient et ne correspondaient pas aux critères esthétiques et idéologiques de la grande Allemagne aryenne…

A cette époque, les artistes « dégénérés » sont aussi bien Picasso que Chagall, Otto Dix (qui est pourtant allemand) ou Kandinsky. Les mouvements artistiques visés vont de l’Impressionnisme à l’Abstraction en passant par le Cubisme, le Surréalisme, le Dadaïsme, l’Expressionnisme… Des artistes et des styles très différents, en somme.

Sous le IIIe Reich, l’art dit « dégénéré » cohabite avec l’art officiel, appelé « art héroïque » qui est l’héritier de l’art classique. Est-ce « l’art véritable » dont parle Jean-Louis Harouel ? J’en ai des frissons tant le parallèle est frappant…

Je délire ? A en juger, entre autres, par les tweets de la Ministre de la Culture et de la Communication, Fleur Pellerin (voir ci-dessous), je ne crois pas, non. Mais, évidemment, les responsables de cet acte de vandalisme et, surtout, les sympathisants de tout poil (bien cachés derrières leurs écrans d’ordinateur, avec pseudonyme et avatars anonymes pour que surtout personne ne puisse les reconnaître… Il faudrait pas être courageux, surtout) se défendent de toute tendance fasciste. Et cela, tout en continuant à vomir des insanités sur l’œuvre, son artiste et l’art contemporain en général. Tous les mêmes ! Tant qu’à faire…

Toi aussi, fait entrer le carré dans le rond !
Toi aussi, fait entrer le carré dans le rond !

Ca ne vous rappelle rien ? Juste un peu plus haut dans l’article : comme Picasso et Kandinsky, se retrouvant, tout-à-coup, dans le même panier des « dégénérés » : mêmes artistes dégénérés, mêmes arts dégénérés ? Bah oui ! C’est bien connu, le Cubisme et l’Abstraction, ce sont deux mouvements tout à fait identiques… Je vous la fais simple : c’est un peu comme essayer de faire rentrer un cube dans un cercle (et j’arrive encore à faire de l’humour au milieu de tout ce foutoir, merci d’en prendre note).

(Voir la capture d’écran des tweets de Fleur Pellerin)

Décidément, toute cette affaire fleure bon un trop plein de culture artistique. Il fallait crever l’abcès ? Ils ont crevé le Plug.

Qui sont les responsables ?

Mais le plus gros problème, c’est que parmi les premières « personnes » à avoir parlé de l’œuvre de McCarthy et contribué à enflammer les réseaux sociaux, il y a le collectif du Printemps Français. Qui sont-ils ? Des activistes proches des réseaux catholiques traditionalistes et, à en juger par leurs coups d’éclat réguliers et leurs publications sur internet, un groupe d’extrême droite. Extrême-extrême, vous voyez ? Tellement extrême, en fait, que même la Manif Pour Tous (les gentils anti-mariage pour tous) désavoue cet obscur collectif et refuse d’y être assimilée… (ils me feront toujours rire, eux, décidément)

Et puis, curieusement, très peu de temps après l’agression de Paul McCarthy (vers 14h), le Printemps Français twitte ceci (à 14h21) :

(Voir la capture d’écran du tweet du Printemps Français)

Alors qu’on ne présente plus guère l’aversion notoire qui était celle du Général de Gaulle envers les Etats-Unis, le fait de réutiliser et de détourner ici des propos de l’ancien Président (« Paris outragé, Paris brisé, Paris martyrisé mais Paris libéré ! » avait-il, en effet, déclaré dans son discours à l’Hôtel de ville de Paris le 25 août 1944) dans cette histoire concernant directement un artiste américain, est d’un goût pour le moins… douteux.

D’autant plus après ce qui a été dit à l’artiste durant son agression.

La directrice artistique de la FIAC, Jennifer Flay, explique également qu’en parallèle de l’agression, « un homme a contacté les responsables de la FIAC par téléphone pour dénoncer le détournement du « symbole sacré de l’arbre de Noël » et exigé que la structure soit retirée, faute de quoi il a menacé de s’en occuper. » (Source : Le Monde, « McCarthy agressé pour l’érection d’un arbre de Noël ambigu, place Vendôme », 17/10/2014)

Toute cette histoire aurait donc énormément à voir avec les mouvances catholiques traditionalistes comme le Printemps Français, la Manif pour Tous et autres. Quand bien même ne sont-ils peut-être pas directement responsables de l’agression de l’artiste ou du vandalisme dont l’œuvre a fait l’objet, il est indéniable que leur discours et leurs actions, plus que discutables mais malheureusement incessants ces derniers mois, commencent à provoquer des dérives inquiétantes.

Pour Jennifer Flay, il est « navrant que quiconque se permette d’agresser un artiste. » Elle ajoute : « Moi qui suis Néo-Zélandaise et Française, qui ai choisi ce pays, je suis gênée pour la France, même si je sais qu’elle n’incarne pas les idées de cette personne. » (Source : Le Monde)

C’est la FIAC qui, dans le cadre de sa programmation « Hors les murs », avait donné carte blanche à l’artiste pour l’exposition de cette œuvre sur la Place Vendôme. Le choix s’était porté sur lui en particulier car la Monnaie de Paris lui consacrera sa première grande exposition française, intitulée « Chocolate Factory », dès le 24 octobre. En aura-t-il encore envie ? Rien n’est moins sûr. Pour ma part, je comprendrais parfaitement qu’il fuit ce pays de fous !

Il est loin, le temps des Lumières…


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