Une rapide recherche des mots « Frankenstein » et « Steampunk » sur votre moteur préféré suffit à témoigner du lien qui semble unir le roman de Mary Shelley et cet imaginaire rétrofuturiste.
Mais pourquoi ce roman du XIXème siècle connaît-il un tel succès auprès des vaporistes ?
Vous l’aurez compris, cette année, dans notre traditionnel article d’Halloween, nous allons parler créateur, créature et Steampunk. Et pour essayer de le répondre (au moins en partie) à cette (vaste) question, nous allons d’abord nous intéresser aujourd’hui à un déguisement. Plus exactement, un cosplay qui a fait le tour du web il y a quelques années : celui d’un monstre de Frankenstein justement revisité à la sauce Steampunk.
Oh mais, si avant de commencer ta lecture, tu préfères en apprendre plus sur le Steampunk, tu peux te rapporter à ces articles :
Un monstre de Frankenstein Steampunk
« I had worked hard for nearly two years, for the sole purpose of infusing life into an inanimate body. For this I had deprived myself of rest and health. »
Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée Moderne, 1818.
Derrière le costume, un homme : Rick Baker. Ce n’est pas n’importe qui car il est maquilleur professionnel, spécialiste en effets spéciaux. Il fabrique des masques et autres prothèses pour le cinéma. On a pu voir son travail dans Star Wars, Men in Black ou encore La Planète des Singes. Des créatures, des monstres, il en a créé des tas. Celui de Frankenstein ne pouvait pas lui échapper.
En fait, plus que le monstre, Rick Baker est un peu un Dr. Frankenstein lui-même : son job, c’est de créer des monstres. Il s’exprime d’ailleurs à ce sujet dans un documentaire justement intitulé « Le Complexe de Frankenstein ». Et ce titre ne doit rien au hasard !
Le Complexe de Frankenstein
Nous devons le concept de « Complexe de Frankenstein » à l’un des plus célèbres écrivains de science-fiction du XXème siècle, Isaac Asimov.
Dans son roman Les Cavernes d’Acier, l’un de ses personnages explique que Frankenstein était le nom « du héros d’un roman de l’époque médiévale, qui construisit un robot, lequel se retourna contre son créateur ». Dans ce passage, il faut comprendre que « l’époque médiévale » correspond plus ou moins à notre futur proche et non pas au Moyen-Âge. Dans le roman, c’est l’époque où seront créés les premiers robots intelligents. (Pour Asimov, qui sortit ce roman en 1954, on peut imaginer que c’était plus ou moins notre présent.)
Pour faire court, dans ce roman, un homme construit un robot et est tué par ce robot. Plus qu’un simple meurtre, c’est d’un remplacement dont il est question : la créature (dans le mot « créature », il y a l’idée de « créé » ; c’est donc une chose qui a été créée) prend la place de son créateur (celui qui l’a créée, donc) car elle devient plus forte, plus évoluée que lui.
C’est ce qu’Isaac Asimov appelle « le Complexe de Frankenstein » : le fait d’être persuadé que la créature est vouée à détruire, tôt ou tard, son créateur.
Du monstre de Frankenstein aux robots
Pour les « médiévalistes » d’Asimov, le « Complexe de Frankenstein » est voué à se répéter à l’infini : « des robots étaient créés et détruisaient leur créateur ; des robots étaient créés et détruisaient leur créateur, des robots… etc. » Au sujet de ce scénario qu’il trouve pénible car il est souvent répété en science-fiction, le romancier écrit : « Dans les années trente, je devins lecteur de science-fiction et je me lassai rapidement de cette histoire inlassablement répétée. »
Asimov ajoute d’ailleurs, dans la préface d’un autre de ses romans, que ses « médiévalistes » subissent la crainte du « Complexe de Frankenstein » tout en l’alimentant. Cela les pousse à chercher à tout prix la moindre raison d’avoir plus peur encore : ils sont, pour l’auteur, comme « nombre d’adultes – victimes d’un Complexe de Frankenstein […] voulant à tout prix considérer ces robots comme des créatures mortellement dangereuses. »
Et, si nous n’en sommes pas tous là, nous aussi avons toujours un peu peur des robots pour les mêmes raisons. Et si ce ne sont pas directement les robots qui nous font peur, ce sont d’autres créations scientifiques. En ce moment, par exemple, c’est l’intelligence artificielle.
Nous sommes tous un peu comme les « médiévalistes » d’Asimov. Plus exactement, nous avons peur de ce que représentent les robots (qui sont seulement les évolutions du monstre de Frankenstein, d’où le nom de ce « complexe ») : nous craignons le moment où une création humaine nous surpassera et où, plutôt que de faire progresser notre monde, elle l’anéantira pour de bon. Nous craignons un remplacement de l’humanité par ses propres enfants, d’une certaine façon.
Certes, mais pourquoi avoir choisi le monstre de Frankenstein pour nommer ce complexe ?
Frankenstein est-il le créateur ou la créature ?
Au fil du temps, nous avons fini par confondre de plus en plus souvent la créature et son créateur. Il n’est pas rare que les gens pensent que Frankenstein est le nom du monstre. Alors que c’est en fait celui de son créateur, le savant « fou » qui lui a donné la vie : le Dr. Frankenstein.
Il faut dire que le roman de Mary Shelley, chef-d’œuvre de la littérature gothique, avait tout pour finir par nous induire en erreur. A la fois horrifique et philosophique, l’histoire du savant et sa créature nous incitent à nous questionner sur l’homme et ses créations (scientifiques, notamment). Le monstre est-il celui qui crée ou celui qui est créé ? Pour le dire autrement, est-ce la technologie qui est monstrueuse ou ceux qui la mettent en œuvre ? Sont-ce ceux qui l’utilisent ou la façon dont elle est utilisée ?
Quand Mary Shelley publie Frankenstein ou le Prométhée Moderne, nous sommes en 1818. Le monde ne connaîtra les ravages de la bombe atomique que plus d’un siècle plus tard. Après ça, les progrès de la science poseront plus que jamais question (c’est encore le cas aujourd’hui). Une défiance s’installe. Contrairement à ce qui avait pu être le cas au XIXème siècle, la science n’est alors plus synonyme de progrès et d’avenir, elle devient une menace indéterminée qui pourrait mettre fin à l’humanité. Le Dr. Frankenstein et son monstre sont les représentations de cette ambivalence : ils sont les deux faces d’une même pièce. Indissociables, ils ne peuvent vivre l’un sans l’autre. Point de créateur sans création ; point de création sans créateur.
Qui est le monstre ? Nous serions tentés de répondre « le créateur », « le savant ». D’autant plus que la créature est une sorte de nouveau-né. C’est un être naïf qui, dans un premier temps, ne veut de mal à personne. Or, si nous considérons que le Dr. Frankenstein est le véritable monstre de l’histoire, peut-on imaginer qu’un monstre puisse engendrer autre chose qu’un monstre ?
C’est ainsi que naît la boucle, le complexe de Frankenstein. Une idée paranoïaque qui hante l’humanité depuis bien plus longtemps que les romans d’Asimov ou de Shelley, d’ailleurs. Mais il faudrait que je vous parle du mythe du golem, un jour, pour développer cette idée. Retenez en tout cas que la créature est censée tuer son créateur. C’est dans l’ordre des choses.
Frankenstein contre Frankenstein : « Aucun des deux ne peut vivre tant que l’autre survit »
Dans le Frankenstein de Mary Shelley, cette sentence a quelque chose de divin : pour avoir voulu défier la mort et se saisir de pouvoirs sur la vie, le Dr. Frankenstein est puni par la rébellion de son monstre et sa dangerosité.
Surtout, le Dr. Frankenstein ne pouvait que donner vie à un monstre en voulant repousser les limites de la mort : l’apparence immonde de la créature n’est que le reflet de l’impossibilité de son existence. Il ne devrait pas être en vie. Il n’a pas le droit de vivre.
Ainsi, le Docteur fuit sa création parce qu’il est horrifié par ce qu’il a fait : il a dépassé des limites morales et éthiques mais il a surtout rendu la vie impossible en surpassant la mort.
Tout est fait pour nous pousser à nous attacher à la créature. Ainsi, le monstre nous apparaît d’abord comme un enfant innocent abandonné par son père. C’est criant dans le film de 1930 : le spectateur, contrairement aux personnages, ne peuvent que le prendre en pitié et s’attacher à lui.
La créature finit néanmoins par comprendre qu’elle n’a pas sa place dans ce monde et que personne ne la lui donnera, quels que soient ses efforts. Parce qu’elle est une singularité qui ne peut pas exister afin que le monde continue d’être monde. En effet, si la mort n’existe plus, que devient la vie ? Le vertige que suscite ce questionnement et qui met à mal le lecteur, c’est ce qui fait toute l’horreur du roman gothique de Mary Shelley.
Aujourd’hui, nous voyons dans ce roman des tas de références aux dérives (possibles ou fantasmées) de la sciences et des technologies. C’est pourquoi l’œuvre de Shelley est considéré comme l’un des premiers (sinon LE premier) romans de science-fiction moderne (et oui, écrit par une femme, ET TOC, les machistes).
Au contraire, Asimov lui-même admet que ses « livres tendent à encenser le triomphe de la technologie plutôt qu’à dénoncer ses effets négatifs ». Jean-Pierre Béland explique que « cela se comprend puisqu’il veut libérer la pensée du scénario pessimiste de l’apocalypse en proposant comme solution le robot moral », c’est-à-dire un robot qui, du fait des Trois Lois de la robotique qui sont au cœur de son programme, est incapable de faire du mal à un être humain. « C’est la réponse progressive et optimiste d’Asimov pour éviter de reculer vers un pessimisme sans fin des fondamentalistes (ou médiévalistes) face à la science réellement dangereuse, depuis l’éclatement de la bombe atomique. »
Car, oui, l’autre blocage psychologique auquel s’est confronté Asimov (et pas que lui), parce qu’il est une des sources provoquant en nous la crainte du développement des robots ou d’autres technologies puissantes (nous avons évoqué l’intelligence artificielle mais ç’aurait pu être la bio ou la nanotechnologie, la thérapie génique, l’informatique quantique, et tout un tas d’autres choses que je serais bien en peine d’imaginer) est lié à l’explosion de la bombe nucléaire.
Il semble clair en effet qu’il existe un avant et un après la Bombe. C’est un évènement historique qui a marqué l’inconscient collectif. Les choses ne peuvent plus être appréhender selon le même prisme qu’avant. Sommes-nous même capables d’imaginer un monde dans lequel la bombe atomique n’aurait jamais existé ? Ou, simplement, un monde dans lequel elle n’aurait jamais été larguée sur Hiroshima et Nagasaki ?
Bref, là aussi, il y aurait beaucoup à dire.
En tout cas, un peu plus de deux siècles plus tard, l’œuvre de Shelley a connu une multitude de réécritures. Elle a été transposée à l’écran, dans des chansons ou encore des jeux vidéo. La créature de Frankenstein est devenue une figure récurrente de la science-fiction mais aussi, plus largement, de la pop culture. Rien de plus normal, alors, qu’elle soit parvenue à se faire une place jusque dans le Steampunk.
Pourquoi un monstre de Frankenstein Steampunk aujourd’hui ?
S’il existe un imaginaire hybride, fait de bric et de broc et sans cesse en mutation, c’est bien le Steampunk. Comme le Punk tout court, on l’a déjà dit mort plus d’une fois (No Future !) Pourtant, il renaît sans cesse de ses cendres. Pour peu qu’il ait jamais vraiment disparu. Il est plutôt un imaginaire qui se balade, en sous-marin (Nautilus, bien sûr) et refait surface là où ça lui plaît. Il est un peu comme un monstre de Frankenstein, lui-même !
D’ailleurs, parmi les précurseurs du Steampunk et les romans dans lesquels il était possible de sentir la vague approcher sans qu’on puisse la nommer, figure celui de Brian W. Aldiss, sorti en 1973 : Frankenstein délivré ou le Nouveau Prométhée déchainé (une référence au Prométhée Déchainé de l’époux de Mary Shelley, écrit après Frankenstein ou le Prométhée moderne qui est le titre complet du roman de Mary).
Le roman d’Aldiss est d’un avant-gardisme désarmant. Pourtant, tout part d’un constat pour le moins classique : pour Aldiss, et comme cela a été vu, le roman de Mary Shelley se trouve aux origines de la science-fiction moderne. Il va donc jouer avec cette idée dans son roman où la fiction rejoint la réalité, au point de nous faire nous demander si ce n’est pas finalement nous qui sommes dans une fiction. Et c’est en cela que réside toute l’ingéniosité de ce roman dont le thème n’est finalement pas si éloigné de celui d’un film comme Matrix.
Frankenstein délivré ou le Nouveau Prométhée déchainé
Ainsi, au début, le roman de Brian Aldiss se passe dans un futur proche. Mais suite à une guerre, le temps et la réalité se disloquent et Joseph Bodenland, le personnage principal, glisse jusqu’en 1816 à Genève. Il se retrouve au moment clé où, à la Villa Diodati, les poètes lord Byron et Percy Shelley inventent la littérature fantastique moderne. Il fait la connaissance de Mary Shelley, la jeune épouse de Percy, et découvre que son Frankenstein est bien plus qu’une simple œuvre de l’imagination… II se lie alors d’amitié avec le fameux trio, sans s’apercevoir que le piège d’une fiction plus forte que la réalité se referme sur lui. Englué dans ce passé de plus en plus déviant, doit-il influencer Mary Shelley pour changer l’histoire de Frankenstein et préserver sa postérité philosophique ? Ou doit-il agir dans cette réalité pour tenter d’épargner aux hommes le futur qu’il connaît ? Avec ce roman aux multiples facettes (voyage dans le temps, uchronie, steampunk, fantastique, horreur), Brian Aldiss nous offre une des grandes réécritures d’un grand classique de la littérature, Frankenstein, considéré comme le premier texte de la science-fiction moderne.
C’est un roman qui annonce ce que sera le Steampunk à l’avenir. On y retrouve le principe de l’uchronie, du voyage temporel et bien d’autres caractéristiques du Steampunk. On y voit, par exemple, Mary Shelley rencontrer sa propre créature. En fait, Brian Aldiss revisite brillamment le mythe de Frankenstein. Il interroge notre rapport même à ce mythe et la façon dont il nous définit en temps qu’héritiers de ce pauvre docteur.
Frankenstein ou l’homme qui en savait trop ?
« Learn from me, if not by my precepts, at least by my example, how dangerous is the acquirement of knowledge and how much happier that man is who believes his native town to be the world, than he who aspires to become greater than his nature will allow. »
Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée Moderne, 1818.
L’épisode 8 de la saison 12 de la série Doctor Who, intitulé The Haunting of Villa Diodati (2020), se déroule également en 1816 à la Villa Diodati près du lac Léman, en Suisse. On y retrouve Mary Shelley, Lord Byron, Percy Shelley, Claire Clairmont, et John Polidori réunis pour une nuit qui deviendra célèbre pour avoir donné naissance à certains des récits les plus emblématiques de la littérature dite gothique.
Attention, si vous n’avez pas vu l’épisode :
La Docteure (dans cette saison, le Docteur est interprété est une femme, Jodie Whittaker) et ses compagnons vont, eux aussi, rencontrer ces figures littéraires et découvrir l’inspiration derrière le roman Frankenstein de Mary Shelley.
Confrontés à des événements étranges et effrayants dans la villa, ils découvrent que la maison est hantée par des apparitions mystérieuses et des phénomènes inexplicables. Rapidement, ils réalisent que Percy Shelley est possédé par un Cyberium, une substance technologique avancée appartenant aux Cybermen, des ennemis récurrents dans l’univers de Doctor Who. Le Cyberium est en fait la clé pour ressusciter les Cybermen et donner lieu à une nouvelle menace pour l’humanité. La Docteure doit alors décider comment protéger Percy Shelley tout en empêchant les Cybermen de renaître et de menacer l’avenir.
L’épisode, tout en rendant hommage à la nuit légendaire qui a inspiré Frankenstein, explore les dilemmes moraux et les choix difficiles : même si elle en a la possibilité, la Docteure doit-elle ou non changer le cours du temps ? Cela amène le spectateur à se poser la question de ce qu’il aurait fait à sa place, tout en le plaçant devant l’ensemble des répercussions qu’un tel choix engendreraient. Quant à la Docteure, pour une rare fois dans l’ensemble de la série, elle perd son sang froid et crie à ses compagnons de voyage :
« Les mots sont importants ! Une mort, une vaguelette, et l’histoire changera en un clin d’œil. Le futur sera différent. Le monde d’où tu viens, où tu as été créé, n’existera plus, tout comme toi. Il n’y a pas que sa vie dans la balance, la tienne l’est aussi. Tu veux te sacrifier ? Tu veux que je te sacrifie ? Tu veux décider ? C’est le moment. Ça vaut pour vous tous. Parfois notre structure n’est pas horizontale. C’est une pyramide, et je suis au sommet, dans la stratosphère. Seule. Obligée de choisir. Sauver le poète, sauver l’univers. Voir des gens mourir aujourd’hui, ou demain. Parfois, moi aussi je dois m’avouer vaincue. »
Doctor Who, The Haunting of Villa Diodati
(La possession de la Villa Diodati), S12E08, 2020.
Aldiss explore comment les créations humaines (comme le monstre de Frankenstein) peuvent échapper à leur créateur et causer des ravages. Cet épisode de Doctor Who examine un thème similaire avec les Cybermen. En effet, des créations technologiques, d’abord humaines, deviennent incontrôlables et destructrices. Elles donnent ainsi naissance à leur propre mythe (qui deviendra le complexe de Frankenstein d’Asimov). Et un choix cornélien doit être fait ou une solution trouvée afin de sauver le monde.
Bien d’autres œuvres ont traité de thèmes similaires par l’intégration du personnage de la créature de Frankenstein ou de son créateur. Peuvent être citées, pêle-mêle :
- The League of Extraordinary Gentlemen (La Ligue des Gentlemen Extraordinaire) de Alan Moore et Kevin O’Neill (depuis 1999), qui propose un large panel de personnages issus de la littérature du XIXème siècle (le monstre de Frankenstein qui est un antagoniste face à une équipe notamment composée du capitaine Nemo, du Dr. Jekyll et de son pendant maléfique, Mr. Hyde ou encore de l’Homme Invisible).
- Anno Dracula : The Bloody Red Baron (Anno Dracula : Le Baron rouge sang) de Kim Newman (1995) fait référence à Frankenstein dans un monde où, par ailleurs, la reine Victoria a épousé le comte Dracula.
- The Strange Case of the Alchemist’s Daughter de Theodora Goss (2017) ne fait pas qu’offrir une œuvre qui fait la part belle aux figures féminines et au principe de sororité à travers des personnages principaux qui ne sont autres que Mary Jekyll, fille du docteur du même nom, et sa demi-soeur Diana Hyde. Toutes deux rencontrent Justine Frankenstein et d’autres filles de scientifiques « fous » afin de résoudre divers mystères.
Le Complexe de Frankenstein constitue donc une thématique centrale et récurrente, tant dans la science-fiction en général que dans le Steampunk. Il vient illustrer les angoisses et les espoirs associés à la création de la « vie artificielle » – qui comprend les développements de l’intelligence artificielle – et aux avancées scientifiques, techniques et technologiques.
Dans le Cyberpunk, cette peur se manifeste au travers de récits où les intelligences artificielles et les machines échappent au contrôle humain. Elles reflètent des préoccupations contemporaines sur le développement de la cybernétique, les atteintes à la liberté individuelles ou encore à la déshumanisation. À l’inverse, le Steampunk, qui s’inspire de la littérature du XIXème siècle, de ses thèmes et idées mais aussi des innovations scientifiques de l’époque, revisite ces sujets sous un angle rétrofuturiste qui exprime, en plus de problématiques similaires à celles du Cyberpunk, une certaine forme de nostalgie pour un passé idéalisé (en tout cas, un passé avant la bombe nucléaire, en l’occurrence) tout en critiquant les excès de l’industrialisation et de la mécanisation.
Frankenstein, Steampunk et humanité hybride
La question de l’hybridité du Steampunk se pose aussi dans son intérêt pour les modifications corporelles par la technologie. Combien de costume et de personnages steampunks possèdent, par exemple, des prothèses ? Le corps du vaporiste, du steamer, du steampunk ou des personnages qu’il invente est en morceaux. La plupart du temps, cela ne pose d’ailleurs pas problème et il est même rarement question de handicap alors que les dispositifs censés pallier une déficience physique sont légion. C’est l’esthétique qui semble alors primer. Mais dans les œuvres de fiction steampunks, il en va parfois tout autrement. La prothèse ou la modification corporelle, souvent contraintes, forcées car palliant un handicap ou devant prévenir la mort du personnage qui s’en voit doté, devient un thème central. Elle pose alors la question de ce qui tient encore de l’humain ou non. Bien sûr, elle interroge aussi sur le handicap et sur l’altérité en général, comme nous allons le voir. Le Steampunk regorge de monstres de Frankenstein !
Le Steampunk, en jouant avec des esthétiques du XIXème siècle, injecte souvent des technologies anachroniques dans ses récits. Ainsi, les prothèses, par exemple, deviennent non seulement des symboles de puissance ou d’ingéniosité, mais aussi des vecteurs de réflexion sur l’identité humaine, l’individualité et sur la notion de progrès. Dans un monde où les machines se fondent dans le corps, la question devient : qu’est-ce qui fait de nous des êtres humains ?
La prothèse comme frontière entre l’humain et le machine
« I am malicious because I am miserable. Am I not shunned and hated by all mankind? »
Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée Moderne, 1818.
L’utilisation des prothèses dans le Steampunk rejoint parfois une réflexion sur la marginalité. Tout comme le monstre de Frankenstein, dont le corps en morceaux et reconstitué fait de lui un être rejeté, les personnages Steampunk modifiés peuvent se trouver, à cause de cela, en marge de la société. Leur transformation devient un marqueur de différence, voire de souffrance, dans un monde qui ne les accepte que difficilement. Les personnages hybrides peuvent alors être perçus comme des anomalies, voire des menaces.
Dans des œuvres comme Cinder de Marissa Meyer, le corps de l’héroïne est partiellement composé de pièces mécaniques. Dans l’univers de ce roman, réécriture steampunk du conte de Cendrillon, elle est donc perçue comme une paria à cause de son hybridité technologique. Dans l’extrait suivant, nous apprenons même qu’ils servent de cobayes afin de mettre fin à l’épidémie qui décime la population terrestre depuis déjà un moment :
« L’enrôlement des cyborgs avait été lancé un an auparavant par une équipe du palais. Que matin, on tirait au sort le numéro ID de l’un des milliers de cyborgs qui résidaient dans la Communauté orientale. On les faisait venir d’aussi loin que Bombay ou Singapour dans le seul but de servir de cobayes à la recherche. Donner sa vie pour le bien de l’humanité constituait un honneur, mais rappelait surtout que les cyborgs n’étaient que des sous-êtres. Beaucoup s’étaient vus offrir une seconde chance dans la vie grâce à la main généreuse de la science, et par conséquent, devaient leur existence à ceux qui les avaient créés. On estimait qu’ils avaient eu bien de la chance de vivre aussi longtemps, et qu’il n’était que justice qu’ils soient les premiers à se sacrifier pour la recherche médicale. »
Marissa Meyer, Cinder, p.34.
La même chose se produit avec Alita dans Gunnm (ici, nous nous concentrerons davantage sur l’adaptation cinématographique : Alita: Battle Angel), où son corps entièrement robotisé la place en décalage par rapport aux humains « normaux ». Et cela même si d’autres cyborgs existent dans les réalités de ces deux histoires. En fait, ces récits questionnent la manière dont la société voit ces êtres « hybrides ». Sont-ils encore humains malgré leurs modifications corporelles ? Ou deviennent-ils autre chose, un mélange de chair et de métal qui les éloigne de leur humanité originelle ? Auquel cas, jusqu’à quel point deviennent-ils inhumains ou, au contraire, plus humains que les autres ?
Ce sentiment d’altérité, d’être « hors norme », est un point central dans ces récits. D’autant plus que cette hybridité technologique n’est pas volontaire. Comme pour Cinder, Alita a subit une modification de son corps pour des raisons qui lui échappent, dans un premier temps, faisant d’elle une victime autant qu’une héroïne. Aussi, même si la technologie leur a sauvé la vie, leurs situations respectives sont loin d’être enviables. Comme le monstre de Frankenstein, vient toujours un moment où elles se disent qu’elles n’ont pas demandé à être telles qu’elles sont : elles ont été (re)conçues ainsi. Amenées ou ramenées à la vie de force.
Mais que se passe-t-il lorsque la technologie est utilisée pour renforcer non seulement l’altérité, mais aussi la domination sociale et économique, ainsi que patriarcale ?
Dans Rouille de Floriane Soulas, l’hybridité est également centrale à travers l’idée de transformation et de la modification forcée. Comme dans les deux œuvres précédentes, le corps, loin d’être un simple support d’esthétique Steampunk, devient un enjeu de pouvoir et de contrôle. D’autant plus que le personnage principal de l’histoire, Violante, est une prostituée. Nous allons voir que chaque fois, les prothèses et modifications corporelles, dans ces œuvres, soulèvent des questions éthiques, notamment sur le libre arbitre et la manière dont la technologie peut aliéner ou libérer les individus.
Prothèses : symbole des enjeux de pouvoirs et de dominations
« Accursed creator! Why did you form a monster so hideous that even you turned from me in disgust? »
Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée Moderne, 1818.
Les modifications corporelles imposées aux personnages dans Cinder, Gunnm ou Rouille ne sont pas des améliorations volontaires, mais bien des marques de souffrance et provoquent diverses formes d’emprises sur les trois héroïnes. Ce traitement fait écho à la manière dont la différence, qu’elle soit liée au handicap ou à la marginalité (qui vont ici de paire), est souvent perçue et exploitée dans la société. Ici, la prothèse n’est plus seulement une part de l’esthétique steampunk, mais le symbole d’une aliénation physique, voire mentale.
D’ailleurs, dans le cas de Violante, dans Rouille, la prothèse est très discrète puisqu’il s’agit seulement de son petit doigt. Ce qui suffit généralement à susciter une forme de malaise chez les autres :
« C’est vrai que Léon t’a trouvée dans la rue sans mémoire, alors ?
– C’est vrai, acquiesça-t-elle avec le sentiment d’être de nouveau une bête de foire ou une quelconque curiosité.
– Et pour ta main ? demanda Ayati avec une curiosité évidente.
Floriane Soulas, Rouille, Paris, ScriNeo, 2018, pp.42-43.
Violante haussa un sourcil surpris et tendit sa main gauche devant elle. La prothèse en laiton accrocha un rayon de lumière et étincela dans la pénombre du couloir. Elle observa, elle aussi, ce petit morceau de métal qui remplaçait son auriculaire sectionné au niveau de la paume. Il faisait partie d’elle à présent, elle n’y pensait même plus. Ayati semblait aussi fascinée qu’inquiétée par la prothèse. »
Cinder, tout particulièrement, ne cesse de ressasser à quel point elle se déteste : son corps, mi-femme, mi-machine, qui lui permet pourtant de rester en vie, la dégoûte. Cela est bien sûr dû en grande partie à ce qu’elle subit au quotidien : le regard des autres, et tout particulièrement de sa marâtre, ainsi que le fait que cette derrière lui refuse jusqu’à l’achat de prothèses à sa taille alors qu’elle grandit. Elle n’est ni plus, ni moins qu’un objet plus intelligent que d’autres, aux yeux de la société mais surtout pour elle-même. Un objet qui la rebute sans doute parce qu’il l’effraie et la rend malheureuse. Et cela, alors même que cette fabuleuse technologie lui a sauvé la vie.
De son côté, Violante, dont le surnom auprès de ses clients est Duchesse, sert parfois de faire-valoir à des hommes de pouvoir, comme dans cette scène :
« J’avais hâte que vous arriviez, ma chère, lui avoua-t-il.
– Moi aussi, monsieur le comte.
– Appelez-moi Armand, s’il vous plaît. La robe est-elle à votre convenance ? J’ai hâte de la voir. Marisa a refusé de me faire porter un croquis.
– Elle est splendide, je pense que vous ne serez pas déçu. Puis-je vous poser une question, cependant ?
– Tout ce que vous voulez.
– Pourquoi m’avez fait venir ? Pourquoi moi ?
– Parce que vous êtes la créature la plus radieuse qu’il m’ait été donné de voir, s’exclama-t-il avec un sourire carnassier. Et que je sais que vous serez tout à fait à votre aise dans ce genre de mondanité.
– Mais encore ? insista Duchesse, pas dupe pour un sou.
– On ne peut rien vous cacher, décidément. J’ai besoin de créer l’évènement. Je prépare un gros investissement avec l’un de mes associés. Il nous faut faire sensation ce soir. »
Floriane Soulas, Rouille, Paris, ScriNeo, 2018, pp.164-165.
Dans les trois œuvres, les héroïnes ont non seulement comme point commun d’avoir été modifiées physiquement mais d’avoir aussi perdu la mémoire. Pour cette raison, elles ne savent pas à qui faire confiance ou non. Elles sont obligées de subir des situations sur lesquelles elles n’ont aucun contrôle. Si certains personnages sont bienveillants à leur encontre, ce n’est pas le cas des autres. Mais sans souvenirs, comment savoir qui croire ou non ? Elles ne peuvent généralement compter que sur leur instinct et sont parfois déçues. Elles sont finalement comme des enfants, réduites à ce statut par la mémoire qui leur fait défaut. Il leur manque des pièces du puzzle de leur vie pour être entières. Et cela, leurs pièces mécaniques ne peuvent le corriger. Ainsi, la dure réalité les rattrape-t-elle parfois brutalement :
« Armand l’entraina hors de la salle de bal et la conduisit dans une alcôve à l’étage afin d’obtenir ce pour quoi il avait payé. Aidée par la boisson, l’affaire fut vite réglée, au grand soulagement de la jeune femme. Vaulnay la raccompagna jusqu’à son fiacre et baisa plusieurs fois ses mains en la remerciant pour sa présence à la soirée. Violante croisa son propre reflet dans les immenses fenêtres de la résidence du maire. Elle jeta un regard ensommeillé par l’alcool à sa démarche titubante et à ses cheveux défaits, remercia à son tour le compte et monta dans la voiture, qui s’emballa presque aussitôt en projetant des petits nuages de vapeur dans la nuit mourante. D’une main distraite, elle lissa le tissu fin qui recouvrait ses cuisses. Un accroc avait déchiré la fente le long de sa cuisse gauche, révélant un peu plus sa peau blanche. Violante sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle retournait dans son monde. »
Floriane Soulas, Rouille, Paris, ScriNeo, 2018, p.175.
À travers ce prisme, Cinder, Gunnm et Rouille interrogent plus que la frontière entre l’humain et la machine, tout comme Frankenstein questionnait plus que les limites de l’être humain et son rapport à la création. La transformation corporelle dans ces récits sert à la fois de métaphore de la marginalisation et d’outil de réflexion sur la place de la technologie dans nos vies, ainsi que sur la notion de progrès. Cela est d’autant plus frappant que dans ces trois œuvres, la Lune a été colonisée (ndlr : dans Gunnm, il ne s’agit pas à proprement parlé de la Lune mais d’une sorte de ville volante, mais il n’en existe pas moins une altérité plus ou moins grande entre la Terre et les activités et habitants de cet autre lieu d’existence ; pourtant, les cyborgs restent des « sous-êtres », comme les décrit Cinder, malgré leurs prothèses qui pourraient en faire des surhommes – ou, en l’occurrence, des surfemmes). Cela tend à démontrer que la différence corporelle est plus une question de perception sociale que de pouvoir technologique réel. De plus, fouler le même sol ne crée pas de facto de liens plus fort entre les êtres. Même dans des sociétés ultra-avancées technologiquement, les divisions sociales et les perceptions de différence restent inchangées.
Nous pouvons aussi voir que le fait d’être des femmes aggrave la marginalisation de ces trois personnages. Déjà ramenées à leur condition d’enfant à cause de la perte de leur mémoire, elles ont toutes les trois des corps assez androgyne et ne connaissent même pas réellement leur âge. Femmes-enfants par la force des choses, Cinder, Alita et Violante sont maltraitées par les sociétés dans lesquelles elles évoluent. La technologie avancée dont disposent celles-ci ne semblent pas rimer avec progrès dans tous les domaines : discrimination et patriarcat occupent toujours une place prépondérante dans ces mondes dystopiques. Cela tend à remettre en question la notion même de progrès et à dénoncer celle prônée par notre société techno-libérale qui veut que tout progrès rime nécessairement avec avancé technologique. Et si la solution était ailleurs ? Dans un monde plus humain, peut-être ? Et pourquoi pas… plus féminin ?
Pourtant, les prothèses steampunks sont souvent vues comme des améliorations : nous l’avons dit, il existe une multitude de Vaporistes et de Steamers de part le monde qui portent des prothèses (ou même des orthèses, comme les goggles, ces lunettes presqu’indissociables de tout bon Steampunk). Mais ce regard romantique occulte parfois les véritables défis que posent les modifications corporelles dans la réalité. Pour les personnes en situation de handicap, la prothèse n’est pas seulement une question esthétique ou narrative : c’est une nécessité, un moyen de vivre dans un monde souvent inadapté à la différence. La question se pose alors : le Steampunk célèbre-t-il réellement la diversité des corps, ou bien est-ce une pure fantaisie technologique, éloignée des réalités du handicap ?
Steampunk et handicap
« You are my creator, but I am your master; obey! »
Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée Moderne, 1818.
Dans certaines œuvres Steampunk, la prothèse n’est pas seulement un remplacement fonctionnel du corps, mais devient un moyen de redéfinir la place des individus dans la société. Comme nous l’avons vu, elle est davantage symbolique que réellement représentative des questions de handicap (ce qui peut d’ailleurs être regrettable). Elle illustre l’individualité mais donne aussi à voir les blessures intérieures, qu’elles soient personnelles ou sociétales. Est-ce à dire que la prothèse, l’orthèse ou tout autre objet steampunk lié au handicap est voué à compenser celui-ci ? Cela reviendrait à dire que le handicap doit nécessairement être corrigé, car il est une anomalie. Le Steampunk, au contraire, ne propose-t-il pas plutôt la possibilité de montrer pleinement, d’assumer et d’être fier de ce que d’aucuns considèrent comme des faiblesses, des défectuosités, voire des tares ?
Un excellent exemple de cette dynamique se trouve dans The Tales of the Captain Duke, où le personnage du Professeure Sewell repousse les limites de ce que l’on considère comme un handicap grâce à ses innovations en ingénierie biomécanique.
Comme le raconte l’auteur :
« Elle [ndlr : la Professeure Sewell] devient l’une des premières étudiantes de l’Université Lovelace, une école fondée par Mary Somerville et financée par les héritiers d’Ada Lovelace. Elle révolutionne le champ de l’ingénierie biomécanique avec ses prothèses incroyables et redéfinit la compréhension victorienne du handicap. L’image classique du vétéran estropié et appauvri poussant un fauteuil est effacée, remplacée par celle d’un contremaître supervisant un chantier sur des jambes de huit pieds de haut. La Professeure perturbe la société avec ses inventions et remet en question la perception de ses pairs sur le possible. »
Source : Frankenfiction – Steampunk, Disability, and World Building
Mais dans la vie réelle, les créateurs steampunks ne sont pas en reste. A l’image de Mina qui tient la boutique Gothianna sur Etsy et qui réalise ses propres steampunkages dans le cadre de sa maladie, mais fabrique aussi pour les autres :
« En 2014, Mina a été diagnostiquée avec un syndrome de fatigue chronique et une fibromyalgie. L’un des symptômes principaux est une faiblesse musculaire, ce qui signifiait qu’elle avait besoin d’aides techniques pour l’aider à élever son fils. « Je suis allée dans les magasins locaux de matériel pour la mobilité et j’ai été consternée de voir que la gamme limitée d’aides était entièrement orientée vers les personnes âgées ou celles qui n’apprécient guère les modes plus alternatives », a expliqué Mina. « Mon principal problème est survenu lorsque j’ai été invitée à un mariage. J’avais une superbe tenue, mais mes aides techniques la rendaient affreuse ! J’ai donc dû m’en passer et j’ai souffert, quittant l’événement tôt. » C’est alors qu’elle a eu l’idée de les modifier elle-même. Elle a fait la même chose avec ses attelles pour poignet et genou.
Mina, qui tient une boutique d’accessoires Steampunk sur Etsy, a adapté l’esthétique de sa sous-culture à ses aides techniques. L’idée a rapidement pris de l’ampleur. Après avoir vu les aides techniques de Mina, l’un de ses clients lui a demandé si elle pouvait créer un ensemble de protections pour les oreilles et les yeux en style steampunk, afin que ce client puisse profiter de sorties en club avec des amis. « Dans un futur proche, elle envisage de personnaliser des corsets dorsaux, des foulards pour adultes, des supports articulaires, des stylos à bague et des aides à la marche », conclut l’article. »
Source : Frankenfiction – Steampunk, Disability, and World Building
Cette réinterprétation des prothèses met en lumière une autre vision du handicap dans le Steampunk : celle où l’innovation technique permet non seulement de compenser une perte ou des difficultés physiques, mais de transcender les limites corporelles et d’en faire une vraie force. La prothèse n’est pas simplement une réparation, mais une transformation : comme un papillon garderait sa chrysalide et la mettrait en valeur pour montrer d’où il vient et ce qu’il était déjà avant d’en sortir. Cela remet en cause les idées préconçues de la faiblesse liée au handicap, tout en ouvrant un espace pour réimaginer la manière dont la société perçoit les corps hybrides et les différences en général. On l’espère, dans l’espoir de faire évoluer les choses dans le bon sens !
Une réalité plus nuancée
Cependant, ce type de représentation, aussi libératrice soit-elle, soulève également des questions sur la réalité des prothèses, orthèses et autres dispositifs liés au handicap dans notre monde actuel. Dans la fiction, ces dispositifs technologiques sont souvent perfectionnés et exagérés. Ils sont également esthétisés, ce qui les éloigne des expériences vécues par ceux qui vivent avec des prothèses au quotidien. Dans la réalité, les personnes qui utilisent ces dispositifs rencontrent des obstacles bien plus complexes, que ce soit sur le plan fonctionnel, esthétique ou encore psychologique. La fiction a souvent tendance à embellir ces dispositifs, les transformant en objets de fascination, au détriment des défis réels auxquels font face les utilisateurs : inconfort, ajustement constant, entretien complexe, voire stigmate social.
Cette idéalisation peut fausser notre perception du handicap et donner l’impression que ces dispositifs sont des « solutions magiques » qui corrigent entièrement la différence. Cette approche simpliste risque de minimiser les défis qu’impliquent ces technologies dans la réalité, tant au niveau de leur accessibilité que de leur acceptabilité sociale. Par exemple, le choix d’une prothèse ne se résume pas seulement à un gain de fonctionnalité : il touche aussi à des questions d’acceptation personnelle, de confort, et de reconnaissance sociale. En ce sens, la fiction steampunk, même si elle contribue à normaliser les prothèses dans la culture populaire, peut également véhiculer des clichés et renforcer des attentes irréalistes.
Soyons donc bien conscients que certains récits steampunks continuent donc à reproduire les préjugés (par exemple, en cherchant à « réparer » à tout prix les corps pour les adapter à une norme perçue) tandis que d’autres, comme dans les exemples précédents, réinventent ces représentations pour célébrer, notamment, la diversité corporelle.
Handicap et réappropriation corporelle : prothèses et orthèses comme symboles de résistance et d’affirmation de soi
« You are my creator, but I am your master; obey! »
Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée Moderne, 1818.
Certains courants -punks cherchent à renverser la vapeur (… mauvais jeu de mots ?). Ils réinterprètent la prothèse non pas comme une faiblesse ou une altérité dévalorisante, mais comme un moyen de se réapproprier son corps et de l’affirmer. C’est notamment le cas dans du « cr*pple punk » ou « crippunk« , qui réinvente le handicap dans une perspective émancipatrice. Ici, la prothèse ou l’orthèse, la canne ou le fauteuil roulant par exemple, ne sont plus un symbole de la perte, mais un outil de résistance, un élément de personnalisation, d’identification, de ralliement et de force. Et nous allons tâcher de voir en quoi le crippunk rejoint la réflexion déjà amorcée par Mary Shelley en 1818, dans Frankenstein : la question de la création d’un corps différent et des conséquences sociales et éthiques qui en découlent. Nous essaierons aussi de voir ce qu’il en est de la mouvance crippunk dans le Steampunk.
Dans un premier temps, je voudrais expliquer pourquoi je considère que les oeuvres déjà vues ici et celles qui le seront peuvent être rattachées à la fois non seulement au Steampunk mais aussi à une forme de Crippunk. Voici les différents points que j’ai retenu :
- La réappropriation corporelle comme acte d’affirmation, de personnalisation et de résistance
- les œuvres mettent en avant des personnages qui revendiquent leur corps tel qu’il est, sans chercher à dissimuler les dispositifs technologiques ou médicaux. Ces dispositifs sont visibles, souvent personnalisés, transformant la prothèse en un symbole d’acceptation et de fierté. (Même si ce n’est pas le cas dès le début du récit et que tout un cheminement a lieu pour en arriver là.)
- ces récits redéfinissent la notion de « normalité » en valorisant la diversité corporelle comme une richesse naturelle, et non comme une anomalie à corriger.
- la réappropriation corporelle devient ainsi une forme de résistance aux normes validistes, un moyen de célébrer les différences et de s’émanciper des attentes sociales traditionnelles.
- Des prothèses et adaptations comme outils de pouvoir, de liberté et d’expression
- les prothèses ne sont pas uniquement fonctionnelles, elles sont des moyens d’affirmer l’identité, d’obtenir une autonomie, et de revendiquer un pouvoir. Elles deviennent des objets de personnalisation qui marquent l’individualité du personnage.
- la technologie est intégrée de manière créative, allant au-delà de la simple fonctionnalité pour devenir un outil d’art, de revendication sociale et de liberté. Chaque adaptation devient un manifeste visuel de résilience et de survie.
- ces récits montrent que la technologie, qu’il s’agisse de prothèses, de fauteuils roulants ou d’autres dispositifs, peut être un outil de création d’identité, et de personnalisation, renforçant l’idée que chaque corps a une histoire unique à raconter.
- La diversité des corps comme norme, incluant les handicaps visibles et invisibles
- les œuvres traitent la diversité corporelle comme une norme naturelle, en incluant à la fois les handicaps visibles et invisibles, sans hiérarchie entre les deux. Cela permet d’aborder des expériences variées, qu’elles soient physiques, mentales ou émotionnelles, mais aussi symboliques.
- ces récits montrent que la différence corporelle est complexe et que chaque expérience, qu’elle soit visible ou non, est valide. Ils invitent à une vision plus inclusive du handicap, loin des représentations réductrices et simplistes.
- cette approche universelle permet d’englober des blessures intérieures, des traumatismes et des quêtes identitaires qui résonnent avec chaque lecteur, quel que soit son vécu.
- Des personnages qui vivent avec leur handicap, sans chercher à le « surmonter »
- les œuvres se distinguent des récits validistes en refusant la narration du « héros qui surmonte son handicap ». Les personnages ne cherchent pas à « guérir », mais à vivre pleinement avec leur différence, en la considérant comme une partie essentielle de leur identité.
- ces récits mettent en avant la résilience, la dignité et la capacité d’adaptation, sans pour autant glorifier le handicap ni l’utiliser pour susciter la pitié ou le sentimentalisme.
- cette perspective valorise l’autonomie et la capacité des personnages à construire leur propre vie, indépendamment des attentes et des pressions sociales.
- Une critique des normes sociales et des attentes validistes
- les œuvres questionnent les standards sociaux sur ce qui est considéré comme « normal » et dénoncent les attentes validistes qui voudraient que le handicap soit caché ou corrigé. elles interrogent la notion même de ce qui constitue un corps « valide » ou « complet ».
- ces récits explorent la vulnérabilité humaine et l’imperfection, non pas comme des faiblesses, mais comme des aspects naturels et essentiels de l’expérience humaine. ils mettent en lumière l’injustice des normes sociales et cherchent à les déconstruire.
- en rendant les différences visibles et en les célébrant, ces œuvres posent des questions profondes sur l’inclusion et la diversité, et sur la place de chacun·e dans la société.
- Des histoires qui valorisent la solidarité, la communauté et refusent la victimisation
- les récits évitent de tomber dans la victimisation ou la pitié. ils valorisent les personnages pour leurs choix, leurs compétences et leur capacité à faire face à des défis, au-delà de leur handicap.
- la solidarité et la communauté sont souvent mises en avant comme des forces motrices du changement social. ces récits encouragent l’entraide et le soutien mutuel, et montrent que la réappropriation corporelle est un acte collectif autant qu’individuel.
- la force collective et la diversité des expériences sont valorisées, soulignant que chaque parcours personnel contribue à enrichir la communauté dans son ensemble.
Évidemment, toutes les œuvres ne couvrent pas parfaitement tous ces points mais elles répondent à la grande majorité de ceux-ci, d’une façon ou d’une autre. C’est pourquoi je vous en conseille vivement la lecture ou le visionnage ! (ne serait-ce que pour vous faire votre propre avis, que vous pourrez me donner en commentaire !)
Ces récits sont comme le monstre de Frankenstein, constitués de morceaux de cadavres, réanimés et assemblés pour former un tout. Quant aux êtres qu’ils présentent, ce sont souvent des êtres vivants qui défient les lois naturelles (généralement, parce qu’ils ont survécu alors qu’il ou elle n’aurait pas dû). Leur corps est marqué par la différence, à la fois technologique et biologique (elle est littéralement inscrite dans leur chair : leurs nombreuses cicatrices ou prothèses en sont les témoins), et cette différence devient la source de leur exclusion. Ces histoires interrogent ce que cela signifie être « normal » ou « complet ». Les personnages que je vais ici qualifier de crippunks, comme la créature de Frankenstein, sont des êtres hybrides qui existent à la marge de la société, et leur apparence devient un vecteur de marginalisation mais aussi, au contraire, de résistance.
Prothèses steampunks : des outils d’empowerment inspirés de Frankenstein
« If I cannot inspire love, I will cause fear! »
Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée Moderne, 1818.
Pour les adeptes du crippunk, les prothèses et orthèses ne sont pas des compensations, mais des outils d’empowerment. Pourrions-nous dire qu’ils s’inscrivent dans la lignée des expérimentations du Dr. Frankenstein ? En tout cas, là où le savant cherchait à repousser les frontières de la mort et de la vie, les crippunks pourraient être ceux qui chercher à dépasser les limites imposées par le handicap pour affirmer leur singularité. Et, comme la créature, qui cherche désespérément à être reconnue et acceptée malgré son apparence monstrueuse, les personnages des histoires steam-crippunks, comme nous les appellerons ici, revendiquent leur place dans un monde souvent inhospitalier. Les prothèses steampunks, souvent très voyantes, deviennent alors des éléments visuels et symboliques de cette lutte pour la reconnaissance.
Ainsi,dans le comic Monstress de Marjorie Liu et Sana Takeda, Maika Halfwolf, l’héroïne, porte une prothèse magique et partage, en prime, son corps avec une entité surnaturelle. Cette double hybridité la rend à la fois puissante et marginalisée, rappelant les tensions identitaires vécues par la créature de Frankenstein, qui lutte pour trouver sa place. De même, dans Alita: Battle Angel, l’héroïne, une cyborg partiellement humaine, doit s’approprier son corps reconstruit et surpasser la discrimination qui en découle. D’autant plus que contrairement à l’image qu’elle renvoie, elle est extrêmement puissante, elle aussi. Comme la créature, Alita est en quête de son humanité et repousse les frontières entre la chair et la machine.
Lady Mechanika : une héroïne crippunk dans un monde Steampunk
Un autre exemple notable de réappropriation corporelle que nous pourrions intégrer dans le steam-crippunk est Lady Mechanika, la protagoniste de la série de comics éponyme créée par Joe Benitez. Mi-femme, mi-machine, Lady Mechanika est une détective qui vit dans un univers steampunk où elle utilise ses prothèses mécaniques pour résoudre des mystères. Comme la créature de Frankenstein, elle a été modifiée contre son gré, son corps étant un mélange d’organique et de mécanique. Cette hybridité la marginalise, la plaçant en dehors de la société traditionnelle, mais elle en fait aussi une figure de pouvoir et de résilience.
À l’instar de la créature de Mary Shelley, et d’autres personnages que nous avons pu voir ici, Lady Mechanika cherche à découvrir la vérité sur son passé et à comprendre qui elle est réellement. Ses prothèses ne sont pas seulement des outils pour compenser une perte ; elles deviennent des symboles de son indépendance et de sa volonté de surpasser les limites imposées par la société. En embrassant ses différences, elle devient une figure d’empowerment et incarne parfaitement l’esprit du crippunk, tout en rappelant les thèmes d’identité et d’acceptation explorés dans Frankenstein.
Lady Mechanika, comme la créature de Frankenstein, incarne cette lutte pour la reconnaissance et l’acceptation dans un monde qui la perçoit comme une anomalie. Mais là où la créature de Shelley succombe à la tragédie, Lady Mechanika choisit la voie de la résistance, utilisant ses modifications corporelles pour se libérer des normes oppressives et affirmer son humanité.
Critique des représentations et enjeux éthiques : l’héritage de Frankenstein
Pourtant, il est crucial de s’interroger sur la manière dont ces représentations sont perçues par les personnes vivant réellement avec des handicaps. Comme pour la créature de Frankenstein, dont la différence physique la condamne à l’isolement et au rejet, les représentations des prothèses dans, notamment, le Steampunk pour les gens se réclamant de la mouvance crippunk ou les personnes handicapées en général, pourraient être jugées comme amplifiées, idéalisées à outrance. Or, dans Frankenstein, la créature est à la fois une victime et un monstre, une figure ambivalente qui symbolise l’angoisse face à l’altérité et la peur de l’inconnu. Le crippunk reprend cette ambivalence et vient plutôt interroger les frontières entre normalité et différence, tout en cherchant à déconstruire la notion de « corps parfait » et à célébrer la diversité corporelle.
Dans le roman Cinder, l’héroïne, une cyborg dont le corps est modifié par des pièces mécaniques, est marginalisée par la société. Cinder va donc chercher, tout au long de la saga, à se réapproprier son corps modifié et à prouver que son hybridité ne fait pas d’elle un être inférieur, tout comme la créature de Frankenstein qui revendique son droit à exister. Pour ce faire, elle va devoir redécouvrir qui elle était avant de perdre la mémoire, mais surtout apprendre qui elle est devenue, par la force des choses, et s’accepter telle qu’elle est. Ce type de récit met en lumière les tensions entre l’acceptation de soi et le rejet par les autres, quelle que soit la raison qui différencie le personnage des autres initialement.
De même, dans Frankenstein’s Monster de Susan Heyboer O’Keefe, une suite du roman original de Mary Shelley, la créature continue sa quête d’identité et de réconciliation avec son propre corps, un thème central dans le crippunk. À travers cette réappropriation de son identité, la créature devient un symbole de résistance, refusant d’être perçue comme une simple erreur de la nature ou un monstre.
Toutefois, une question éthique se pose : ces représentations enrichissent-elles le dialogue sur la diversité des corps, ou renforcent-elles des stéréotypes et des fantasmes inaccessibles, tout comme la créature de Frankenstein a pu incarner à la fois l’espoir d’un progrès scientifique et la terreur face à la transgression des limites naturelles ? En faisant de la prothèse un symbole de pouvoir et d’affirmation, le crippunk s’approprie cette tension pour en faire un espace de réflexion sur ce que signifie être humain.
La réappropriation comme acte politique : de Frankenstein à la révolte crippunk
Le mouvement crippunk propose en fait une véritable réappropriation du corps par la mise en avant de la diversité corporelle et la dénonciation des pressions normatives qui pèsent sur les personnes handicapées. Un écho direct aux thèmes soulevés dans Frankenstein : la créature, rejetée par son créateur et par la société, incarne une forme de résistance en cherchant à affirmer son droit d’exister. Les crippunks reprennent cette revendication : ils montrent que la diversité corporelle n’est pas un défaut à gommer, mais une force à célébrer. Après tout, ne sommes-nous pas tous différents ?
Par exemple, dans The Windup Girl (La fille automate) de Paolo Bacigalupi, Emiko, une créature génétiquement modifiée, doit lutter pour se libérer de sa condition d’objet, tout en cherchant à s’émanciper d’une société qui la perçoit comme inférieure. À l’instar de la créature de Frankenstein, Emiko illustre la révolte des corps hybrides face à l’oppression, et sa quête de liberté est une réinterprétation moderne de la lutte de la créature pour son indépendance et son humanité.
Les prothèses et modifications corporelles deviennent alors des manifestes visuels d’une lutte pour la reconnaissance, tout comme le corps de la créature de Frankenstein devient le symbole d’une humanité hybride et tourmentée. Cette hybridité est revendiquée à travers les personnages crippunks comme une force, et non plus une malédiction. Ils réinventent le récit tragique de la créature de Frankenstein en des récits de transformation et d’émancipation.
Enrichir le dialogue sur la diversité corporelle : un héritage de Frankenstein
« I had feelings of affection, and they were requited by detestation and scorn. »
Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée Moderne, 1818.
Le crippunk, tout comme le récit de Frankenstein, ouvre la voie à une réflexion profonde sur ce que signifie être humain dans un monde où les limites physiques et technologiques peuvent être repoussées. Dans Frankenstein, le Dr. Frankenstein joue avec les frontières de la vie et de la mort, de la nature et de l’artifice, en créant un être qui questionne les définitions de l’humanité. De même, le crippunk explore ce qui se passe lorsque la technologie devient partie intégrante de notre identité. Il pose des questions similaires à celles soulevées par Shelley : qu’est-ce que cela signifie d’être humain, lorsque le corps est modifié, voire amélioré ? Où se situent les limites entre le naturel et l’artificiel ? Des questions qui tendent, de nos jours, à dépasser la fiction à l’heure des prothèses « intelligentes » et des traitements de plus en plus poussés, parfois à base de d’implants. Et c’est sans savoir ce que nous réserve l’avenir.
Les récits steam-crippunks, inspirés par le parcours tragique de la créature de Frankenstein, transforment les prothèses en éléments narratifs puissants, qui racontent des histoires de résilience, d’adaptation et de lutte. En montrant des corps modifiés et fiers de l’être, le crippunk invite à embrasser la diversité corporelle, là où la créature de Shelley n’a trouvé que rejet et souffrance (ce qui est, malheureusement, encore trop souvent véritablement le cas dans la vraie vie). En cela, le Steampunk devient, à travers le prisme du crippunk, un terrain d’expérimentation pour imaginer des sociétés plus inclusives et plus ouvertes, où la différence ne serait plus source de peur mais de richesse.
Notons quand même que malgré ses ambitions inclusives, le crippunk peut néanmoins avoir tendance à être parfois communautariste quand il affirme se concentrer principalement sur les handicaps visibles. Les handicaps invisibles – qu’ils soient mentaux, émotionnels, ou liés à des affections chroniques non visibles – sont souvent laissés de côté (que ce soit par le crippunk mais aussi en général), ce qui peut donner une vision réductrice de ce que le spectre du handicap est vraiment. Cette tendance peut limiter l’identification pour ceux qui ne portent pas de stigmates physiques évidents, renforçant ainsi une dichotomie entre visible et invisible, où en venant sous-tendre l’idée d’une classification des souffrances.
En revanche, les œuvres citées dans cet article s’adressent à tous les publics, en abordant le thème des prothèses et des corps modifiés d’une manière plus universelle. Dans ces récits, les prothèses ne sont pas seulement des objets physiques destinés à remplacer un membre perdu ; elles deviennent des métaphores pour bien des maux – physiques, psychologiques, moraux, ou symboliques. Ainsi, la transformation corporelle peut refléter des blessures intérieures, des traumatismes ou des quêtes identitaires qui parlent à chacun, quel que soit son vécu ou ses expériences.
Le Steampunk, comme d’autres genres -punk, peut aussi avoir tendance à glamouriser le handicap à travers, notamment, l’utilisation à foison de fausses prothèses destinées à caractériser un personnage comme plus puissant, plus fort, plus développé que les autres (d’autant que certaines de ces prothèses sont imaginées comme des armes). C’est une tendance à laquelle il faut prendre garde et qui peut déplaire, déranger, voire blesser les personnes concernées par les questions de handicap. En revanche, la façon dont ces mouvements rendent les prothèses belles à regarder peut servir d’inspiration dans la vie réelle. Après tout, pourquoi une prothèse, une canne, un casque anti-bruit ou un fauteuil roulant devraient forcément être blanc aseptisé, gris métallique ou encore noir ?
Que pensez-vous de ces exemples de fauteuils roulants steampunks, par exemple ?
Les prothèses comme représentations universelles de la souffrance et de la résilience
Dans des œuvres comme Cinder, les prothèses servent non seulement à représenter des handicaps visibles, mais aussi à incarner des expériences humaines universelles telles que la marginalisation, le rejet, ou la quête de soi. Ces récits ne se limitent pas à une lecture littérale des prothèses ; ils les utilisent pour aborder des thèmes qui résonnent bien au-delà du handicap physique. La créature de Frankenstein, par exemple, peut être perçue comme une allégorie des peurs existentielles, de la solitude, et du rejet de la différence, des thèmes qui touchent tout le monde à un niveau ou un autre.
Dans ce sens, les prothèses steampunks, dans les œuvres et les récits cités ici, ne sont pas seulement des objets fonctionnels ; elles deviennent des symboles de résilience et de survie face à des obstacles physiques ou émotionnels. Que ces obstacles soient visibles ou invisibles, les récits steampunks et crippunks offrent une palette d’interprétations riches qui permettent de transcender la question du handicap et d’aborder des problématiques plus larges sur la nature humaine et la diversité des expériences.
Un Steampunk inclusif : une esthétique qui parle à toustes
L’une des forces des récits steampunks comme Lady Mechanika ou The Windup Girl est justement de transcender les frontières du handicap visible pour offrir des histoires qui s’adressent à tout le monde, quelle que soit son expérience ou son vécu. Dans ces œuvres, les prothèses peuvent aussi bien représenter des blessures morales, des traumatismes psychologiques ou des obstacles symboliques. La diversité des personnages, qu’ils portent des stigmates physiques ou non, permet de toucher à des thèmes universels qui résonnent auprès de chacun·e, et pas seulement auprès des personnes vivant avec un handicap visible.
Ainsi, le Steampunk, et plus spécifiquement le crippunk tel que décrit ici, ne se limite pas à la réappropriation corporelle : c’est aussi une exploration des multiples facettes de la souffrance et de la résilience humaines, qu’elles soient visibles ou non. Cette dimension universelle permet à tout le monde de voir au-delà des stigmates physiques pour comprendre les luttes, les triomphes et les contradictions inhérentes à chaque être humain, que la personne porte une prothèse mécanique ou qu’elle lutte contre des blessures invisibles.
Les récits steampunks inclusifs mettent en lumière la diversité des corps et des expériences, tout en remettant en question les normes et les attentes de la société. En valorisant la différence sous toutes ses formes, ces histoires encouragent une approche qui célèbre la richesse de chaque parcours individuel. Elles montrent que la diversité corporelle et les expériences singulières ne sont pas des faiblesses à corriger, mais des forces à accueillir et à revendiquer, pour créer un monde plus juste et plus ouvert.
Ainsi, ces œuvres steampunks et crippunks participent à la construction d’un imaginaire où chacune et chacun peut trouver une place, indépendamment de ses particularités physiques ou émotionnelles. Elles posent la question de ce qui nous rend humain·e·s, en embrassant la complexité de chaque personne et en refusant les catégorisations simplistes. C’est cette vision inclusive et nuancée qui permet au Steampunk d’offrir un espace d’expression pour tout le monde, et d’imaginer des sociétés plus solidaires et ouvertes aux différences.
Conclusion : vers un Steampunk qui ouvre le dialogue
Le voyage que nous avons entrepris à travers l’univers de Frankenstein et du Steampunk révèle des thématiques profondément humaines : la quête d’identité, l’acceptation de soi, la marginalisation, et la lutte contre les normes imposées. Les personnages dont nous avons croisé la route, tout comme la créature de Frankenstein, incarnent des histoires de résistance et d’émancipation, tout en nous rappelant les enjeux éthiques qui accompagnent la technologie et la modification corporelle. Ils nous montrent que la différence n’est pas un obstacle, mais une force, et qu’il est possible de redéfinir la norme.
Pourtant, un défi demeure : celui de rendre ces récits vraiment inclusifs, en tenant compte de toutes les formes de diversité, visibles ou invisibles. Comment le Steampunk peut-il évoluer pour mieux représenter la réalité complexe des expériences humaines ? Pensez-vous que les œuvres citées dans cet article réussissent à offrir une vision inclusive et nuancée du corps humain, ou est-il encore nécessaire de repousser les frontières de ce genre pour embrasser pleinement toutes les différences ?
À vous de jouer ! Partagez vos réflexions en commentaire : que vous inspirent ces récits de transformation et de lutte pour l’acceptation ? Avez-vous des œuvres Steampunk ou crippunks à recommander, qui abordent ces thématiques de manière originale ou percutante ? Selon vous, le Steampunk parvient-il à célébrer la diversité corporelle sans tomber dans les clichés ?
Pour conclure, je vous invite à une dernière réflexion : imaginez un monde steampunk où la technologie, au lieu d’être source de division, deviendrait un vecteur de lien et de compréhension entre toustes. Comment imagineriez-vous une société où la différence est une richesse célébrée, plutôt qu’une barrière à surmonter ? La créature de Frankenstein aurait-elle trouvé sa place dans un tel monde ?
Merci d’avoir suivi cette exploration aux frontières du Steampunk et à la poursuite de la figure du monstre de Frankenstein. J’espère que cet article a ouvert des perspectives nouvelles et a encouragé à voir au-delà des apparences, vers un monde où chaque corps, chaque histoire, mérite d’être entendu·e et valorisé·e. N’hésitez pas à laisser un commentaire, à poser vos questions ou à partager vos impressions !
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