Joyeuses Fêtes à tous !
Je n’ai pas eu l’occasion de vous proposer un article d’Halloween cette année. Mais je suis contente de vous retrouver pour notre traditionnel article de Noël !
Cette année, je vous emmène au XVIème siècle. Voilà longtemps que nous n’avions pas fait un tel saut dans le temps ! Nous nous rendons en Belgique que nous appelons alors les Pays-Bas Espagnols. C’est l’hiver, la neige est tombée en abondance. La scène est idéale pour Pieter Bruegel l’Ancien, peintre de l’hiver.
Sommaire
Qui était Pieter Bruegel l’Ancien ?
Les petits théâtres de Bruegel
Bruegel l’Ancien, Bruegel le Jeune : plusieurs versions d’une même œuvre
Bruegel, entre mythe et réalité
Bruegel et Bruegel : de père en fils
Conclusion
Sources
Qui était Pieter Bruegel l’Ancien ?
Pieter Bruegel, dit l’Ancien (parce que son fils s’appelait aussi Pieter Bruegel, dit le Jeune, du coup, pas bête), ou Pierre Bruegel en France, est un peintre et graveur brabançon (ancien comté des Pays-Bas Espagnols, aujourd’hui situé en Belgique) du XVIème siècle. Il fait partie des plus célèbres peintres de l’Ecole Flamande, en plein Siècle d’Or Hollandais, parmi Jan van Eyck, Jérôme Bosch ou encore Pierre Paul Rubens, Vermeer ou Rembrandt.
De sa vie, on ne sait presque rien. On estime qu’il est né vers 1525 et l’on sait qu’il est mort à Bruxelles en 1569. Il existe peu de sources écrites à son sujet. Cela fait de lui un peintre relativement mystérieux (même s’il l’est moins que Jérôme Bosch, que les sujets de ses peintures ont participé à mystifier bien davantage ; j’espère que nous aurons l’occasion de parler de lui sur Studinano, un de ces quatre). Les peintures de Pieter Bruegel sont en effet très reconnaissables.
D’ailleurs, nous avions déjà parlé de Bruegel l’Ancien sur Studinano et, en particulier, de l’une de mes peintures préférée, qu’il a réalisé : la Tour de Babel (voir ci-dessus). Vous pouvez retrouver plus d’information sur cette œuvre dans cet autre article.
Les petits théâtres de Bruegel
Pieter Bruegel peint essentiellement la vie quotidienne du peuple de son temps et de son pays. Ses toiles fourmillent de vie et de détails qui donnent l’impression qu’elles bougent, comme si nous regardions les acteurs d’un théâtre miniaturisé. Ses personnages ont des trognes caricaturales, très expressives, comme s’ils portaient des masques grotesques. Cela leur permet de nous transmettre des émotions très variées.
Dans le même temps, cela a donné à Bruegel l’Ancien l’image d’un peintre de la joie. Les experts discutent beaucoup autour de cette réputation. Pour certains, les peintures du maître pourraient paraître plus joyeuses et gaies qu’elles ne le sont réellement. Pour d’autres, l’artiste dépeignait bien les bonheurs simples comme nul autre. Nous verrons plus après qu’il est parfois difficile de déterminer avec exactitude les intentions de Bruegel car sa production était essentiellement le résultat de commandes.
En tout cas, il faut reconnaître qu’il est troublant d’observer certaines de ses peintures, comme Paysage d’hiver avec patineurs et trappe à oiseaux (voir ci-dessus), une de ses oeuvres les plus populaires et les plus connues. Le peintre nous y détaille nombre de loisirs et de jeux auxquels les gens s’adonnent en toute quiétude sur la glace. Paradoxalement, nous nous attendrions naturellement à voir représentée la dureté des conditions de vie hivernales (froid, famine, maladies, accidents…). C’est pourtant une vie de plaisirs simples qui, à première vue, nous est présentée. Notre inconscient collectif a plutôt retenu le labeur incessant des paysans, des serfs et des autres membres du Tiers Etat, contraints de rendre des comptes aux Seigneurs locaux et payer de nombreux impôts.
Nous verrons que la peinture de Bruegel ne s’arrête néanmoins pas aux apparences. Les mises en scène de ses tableaux sont complexes mais permettent de raconter une multitude d’histoires en une scène fixe.
Comme dans un Où est Charlie d’un autre temps, Bruegel l’Ancien nous entraine dans des images devant lesquelles il n’est pas rare de devoir passer un certain temps pour en saisir tous les détails. Et si la scène peut paraître triviale, dans un premier temps, elle recèle souvent des trésors.
C’est le cas de la toile que j’ai choisi de vous présenter aujourd’hui, en cette période de Noël : l’Adoration des Mages (oui, vous aurez envie de manger des galettes avant même d’avoir mangé vos bûches, c’est comme ça).
Bruegel l’Ancien, Bruegel le Jeune : plusieurs versions d’une même oeuvre
Bruegel a réalisé plusieurs peintures sur ce sujet alors précisons : nous parlerons essentiellement de l’Adoration des Mages dans un paysage d’hiver (parce qu’on veut de la neige en hiver, bon sang ! Rendez-nous notre climat nordique, qu’on puisse à nouveau blaguer sur nos igloos ch’tis !), réalisée en 1563. Il s’agit de cette œuvre :
Il existe plusieurs versions de l’œuvre . On fait le compte : Bruegel a peint plusieurs tableaux représentant la scène de l’Adoration des Mages. Et l’Adoration des Mages dans un paysage de neige a ensuite été copiée plusieurs fois par son fils.
Personne n’est perdu ?
Alors voici l’explication : il n’était pas rare qu’un peintre peigne plusieurs fois un même sujet, notamment religieux, sous des angles plus ou moins différents. Il n’était pas rare non plus que des peintres fassent deux versions (ou plus) d’un même tableau. Les raisons à cela étaient diverses : certains tableaux étaient des essais, d’autres des copies conçues pour la vente. Dans le cas de Bruegel l’Ancien, notons que son fils Bruegel le Jeune a pu réaliser des copies d’œuvres de son père (a priori, pour satisfaire des commandes et, ma foi, il faut bien manger, hein !) Les talents d’imitateur de Bruegel le Jeune envers l’œuvre de son père sont souvent soulignés. Et, en effet, si je vous proposais un petit qui a peint quoi, vous seriez bien embêtés pour y répondre (et moi aussi, très certainement, car j’ai eu des surprises en écrivant cet article).
En ce qui concerne l’Adoration des Mages dans un paysage d’hiver, j’ai pu admirer celle du Musée Correr de Venise (voir ci-dessus). Mais il faut avouer que mes photos ne sont pas bien belles. La version que je vais donc vous proposer d’admirer est celle de la Reinhart Collection, qui se trouve aujourd’hui dans la villa Am Römerholz à Winterthur (un nom de circonstance ;)) dans le Canton de Zurich en Suisse.
De plus, le tableau que j’ai vu a été peint par Bruegel Le Jeune et non pas Bruegel l’Ancien. Et ce n’est qu’une des copies de cette toile. Mais cela nous donnera l’occasion de jouer au jeu des sept différences ensemble 😉
Bruegel, entre mythe et réalité
La peinture que j’ai choisie est une huile sur bois de 1563 qui nous montre une vue d’un village de Flandres tel qu’il devait en exister au XVIème siècle, au temps de Bruegel l’Ancien.
Il neige à gros flocons mais de nombreuses personnes se pressent dans les rues.
Pour décrire au mieux cette peinture pleine de vie, nous allons procéder par étapes. Commençons par l’arrière plan.
Peindre l’hiver
Au bout de l’allée principale, nous pouvons distinguer la silhouette d’une bâtisse beaucoup plus grande que les autres. Elle est vraisemblablement en pierre et possède des tours et une entrée qui semble assez monumentale. Il s’agit très probablement d’un château. Des gardes en armure et armés protègent le passage. Il s’agit de la rangée de personnages qui se trouvent juste derrière la roue.
On voit passer de nombreux personnages courbés par le froid. Ils tentent vainement de se réchauffer en serrant leurs bras sur leur poitrine. Au premier plan, un enfant semble faire de la luge sur l’eau gelée. D’un trou dans la glace, des personnes viennent tirer de l’eau qu’ils ramènent à l’aide de seaux. D’autres portent des sacs ou semblent couper du bois. Sous une sorte de tente, un feu réchauffe quelque chose. C’est la seule source de chaleur qui existe dans cette image.
On perçoit bien la dureté de l’hiver qui frappe le village. On dit que Bruegel est un des premiers à peindre la neige.
« Bruegel est l’un des premiers à représenter l’hiver en tableaux monumentaux, insistant sur la représentation de la neige. Avec lui, l’hiver devient un sujet. »
Il serait tombé en admiration devant les paysages enneigés qu’il a croisés lors de son Grand Tour (1553-1555), voyage initiatique que de nombreux artistes ont longtemps effectué en Italie pour apprendre leur métier auprès des grands maîtres de cette région du monde. Il en a ramené des croquis des montagnes et des paysages hivernaux qu’il a pu observer.
« C’est dans les premiers temps d’une carrière assez courte (une vingtaine d’années), en 1552, que Bruegel effectue son voyage en Italie, d’où il rapporte, non des vues de monuments antiques, comme les autres « fiamminghi », mais des dessins de paysages, alpins en particulier. Commencés sur le motif et terminés à l’atelier, ces dessins sont absolument remarquables. Avec autant de précision dans le détail que de souplesse et de légèreté dans les graduations lumineuses, ils rendent compte, dirait-on, d’une expérience exaltante, comme si l’auteur éprouvait l’ivresse de l’immensément ouvert, de l’infini déploiement de la croûte terrestre – montagnes, vallées, plaines, fleuves, lacs, villes – sous la béance du ciel. Il y a là un sentiment de la totalité du monde, comparable seulement à ce qu’un Léonard de Vinci avait exprimé dans ses rares dessins de paysages. Ces dessins des Alpes furent déterminants pour l’art de Bruegel qui, par la suite, emplit nombre de ses tableaux de sublimes paysages, où les grasses campagnes se hérissent d’hétéroclites pitons rocheux, paysages qui englobent littéralement les scènes religieuses ou profanes qui s’y déroulent. Certes, Bruegel reprend là une tradition instaurée par Joachim Patinir, à Anvers même, dans les premières décennies du siècle : la formule du « paysage monde », vue panoramique déployée à perte de vue. Mais, là où Patinir « miniaturisait » l’infini, noyant tout dans un air bleu, enchanteur et irréel, Bruegel dote l’immensité, terre et ciel, de la même consistance concrète qu’il confère aux détails des premiers plans. L’espace ainsi construit est colossal, parfois même vertigineux. »
Manuel Jover, « Bruegel, le géant flamand », dans Connaissance des Arts, 31/07/2019
Dans ce tableau, on peut trouver deux explications à cet hiver rude :
- Dans un premier temps, une observation de la météo de son temps. L’hiver était alors plus marqué qu’aujourd’hui dans les régions du Nord de l’Europe, frappées par une petite ère glacière qui durera jusqu’au milieu du XIXème siècle.
- Dans un second temps, une allégorie montrant la dureté de la vie à cette période de l’Histoire dans son pays.
Pour appuyer cette idée, un autre grand bâtiment se distingue des autres, à droite de la peinture. Il semble en ruine mais ses fenêtres ressemblent à celles des églises ou des cathédrales. Un des murs semble maintenu par une grande poutre en bois. On devine que ce qu’il reste de l’édifice menace de s’effondrer.
Une scène ; des histoires multiples
Bruegel voulait-il témoigner de l’état de son pays à l’époque où il a peint cette scène ? L’église en ruine pourrait être la représentation, factuelle ou imagée, des Guerres de Religion qui agitent alors l’Europe. De plus, peu de temps après la réalisation de cette peinture, signe qu’une crise secoue ce territoire, les Pays-Bas Espagnols connaîtront un conflit que l’on surnomme la Révolte des Gueux (ou Guerre de Quatre-Vingt Ans). Représenter ainsi un bâtiment religieux, dans un état de délabrement avancé (il n’a plus de toit, il neige dans ce qui fut son intérieur), peut être le signe des conflits qui marqueront l’Histoire, en particulier des cultes, du XVIème au XVIIIème siècle.
« Pieter Bruegel l’Ancien (vers 1525-1569), le grand, le fondateur de la dynastie à ne pas confondre avec ses fils Pieter Bruegel II dit « d’Enfer » et Jan Bruegel dit « de Velours », vécut en un siècle où son pays, la Flandre d’alors, était sous le joug de la couronne espagnole, qui réprimait férocement toute contestation. Le Conseil des Troubles fut instauré pour cela. Et l’Inquisition châtiait tout ce qui était suspecté d’hérésie, en un temps où la Réforme se répandait dans tout le nord de l’Europe. Les années 1560 furent celles où se nouèrent des luttes qui, à terme, menèrent à l’indépendance des Pays-Bas. »
Manuel Jover, « Bruegel, le géant flamand », dans Connaissance des Arts, 31/07/2019
Pourtant, à l’opposé gauche de la peinture, une scène vient casser l’apparent réalisme et la trivialité de la scène. Une histoire bien connue : dans une étable, on aperçoit la Vierge Marie et son enfant, Jésus, dans ses bras. Des pèlerins arrivent pour lui présenter leurs vœux et ce ne sont pas n’importe lesquels : les Rois Mages.
L’Adoration des Mages
C’est cette toute petite partie qui donne son nom à cette peinture, comme révélée par une observation minutieuse de l’ensemble : l’Adoration des Mages. Le récit biblique, tiré de l’Evangile selon Matthieu, raconte que des Rois Mages seraient venus d’Orient, guidés par une étoile (l’Etoile du Berger qui s’est finalement avérée être la planète Vénus et non une étoile) pour rendre hommage à Jésus. Ils sont trois : Melchior, Gaspard et Balthazar. Ils auraient apporté avec eux des présents : l’or, la myrrhe et l’encens. C’est cette histoire que l’on surnomme l’Adoration des Mages et qui fut représentée nombre de fois au cours de l’Histoire des Arts. Nous avons vu que Bruegel lui-même en avait fait plusieurs versions, signe de son importance dans l’imaginaire chrétien.
Dans la version de Bruegel Le Jeune (voir ci-dessus), l’ensemble de la scène est plus détaillée, bénéficie d’un traitement plus net et il ne neige pas. Les couleurs sont également plus vives. Cela nous permet de voir davantage de détails.
Dans la partie qu’il consacre à l’Adoration des Mages, certains chercheurs pensent qu’il aurait pu glisser un portrait de son père, Bruegel l’Ancien, parmi les Rois Mages (voir ci-dessus).
Sur cette version de la peinture, on peut voir plus clairement certains personnages. C’est le cas notamment de certains soldats ou gardes de la cité (voir ci-dessus) qui semblent porter des armoires bleues et or. Les vêtements des personnages sont aussi beaucoup plus détaillés, là où dans la version de son père, tout semble frémir dans le froid comme sous une vraie tempête de neige. Chez Bruegel l’Ancien, la touche est plus marquée. Tandis que chez Bruegel le Jeune, on pourrait presque parler d’un style plus « cartoonesque » tant les contours des formes sont précises et les couleurs marquées. D’autant plus que l’on retrouve les personnages burlesques de son père, à la carrure forte, la tête quasiment visée aux épaules et le tronc court, rappelant les personnages de certains de nos dessins animés modernes et contemporains, aux silhouettes simplifiées et enfantines.
Comme dans de nombreuses peintures religieuses, les espace-temps se superposent ici. La réalité rencontre la fiction, les légendes, la mythologie. Ici, la vie au XVIème siècle, au cœur des Pays-Bas Espagnols, fusionne avec le temps de la Bible et sa réalité, son imaginaire. L’étable où Jésus aurait vu le jour est transposée dans un autre lieu et une autre époque : de Béthléem au Nord de l’Europe ; de l’Antiquité (si tant est que nous puissions dater comme un fait véritable la naissance de Jésus) à la Renaissance. Ainsi, les légendes bibliques deviennent intemporelles et universelles. De plus, dans un esprit humaniste, elles sortent du monde sacré pour entrer, comme c’est le cas ici, dans la vie de tout un chacun. Le monde des dieux n’est plus ; il est inscrit dans le monde humain.
« Même les scènes bibliques ou historiques se déroulent dans le monde contemporain de l’artiste, en costumes modernes et dans un environnement flamand. Ce processus d’actualisation des thèmes n’est ni nouveau ni unique en son temps, certes. Mais l’actualisation, chez Bruegel, est aiguë, elle acquiert une pertinence et une acuité de sens inédites jusqu’alors. Et qui culminent peut-être dans l’Adoration des mages dans un paysage d’hiver, du musée de Winterthur, où l’événement passe presque inaperçu, dans un coin, voilé par les myriades de flocons tombant sur les villageois affairés. Le sacré s’insère dans la vie quotidienne avec un naturel déconcertant, le peintre graduant à sa guise les effets de réalité. »
Manuel Jover, « Bruegel, le géant flamand », dans Connaissance des Arts, 31/07/2019
On remarque d’ailleurs que la vie continue autour de la scène biblique, pourtant ô combien importante pour les croyants. Elle n’est pas un évènement pour les autres personnages visibles ; l’histoire est rendue ordinaire. Elle est mise sur le même plan que le reste. Elle n’occupe d’ailleurs qu’une toute petite partie du tableau, en bas, à gauche. Une partie est même dissimulée par un pan de mur et les nombreux flocons qui agitent l’ensemble du tableau. C’est l’être humain ordinaire qui occupe la place centrale de l’œuvre et non plus le sacré, la religion et ses icônes.
La pratique, assez iconoclaste d’ailleurs, n’est pas sans lien avec l’expansion du Calvinisme et, plus généralement, du Protestantisme. Notons, de plus, que la Vierge Marie, tout comme les Rois Mages considérés comme des Saints dans la religion catholique, sont représentés sans auréole. Ils semblent être de simples humains ordinaires.
Semblent bien exister des liens avec les Guerres de Religion ainsi qu’avec l’Humanisme de la Renaissance qui fait évoluer les mentalités depuis déjà plusieurs décennies, plaçant l’Homme au centre des préoccupations, plutôt que Dieu (ou les dieux).
Bruegel et Bruegel : de père en fils
Comme le rappellent les chercheurs ayant contribué à l’ouvrage Bruegel et l’Hiver (voir Sources), il est important de ne pas analyser une œuvre uniquement sur ce qu’elle représente mais de chercher aussi à qui elle était destinée.
Il y a plusieurs histoires dans un tableau, quel qu’il soit, et c’est d’autant plus vrai chez Bruegel comme chez son fils, qui furent les peintres d’une certaine élite bourgeoise locale. Ces histoires qui s’entremêlent comme les fils d’une toile sont :
– D’abord, le sujet du tableau (dans le cas qui nous intéresse : l’Adoration des Mages).
– La représentation que l’artiste fait du sujet (l’Adoration des Mages plongée dans une scène de genre, sous la neige du Nord de l’Europe).
– Le contexte historique au moment où l’œuvre est réalisée (ici, les Guerres de Religion, notamment).
– Et l’un des points souvent mis de côté, voire oublié : à qui le tableau est-il destiné ?
C’est moins le cas aujourd’hui (encore que… vaste débat !) mais les artistes ont très longtemps dépendu de mécènes et de commanditaires. Des personnes souvent fortunées et puissantes. Leurs œuvres étaient essentiellement des commandes. Autrement dit, ils ne peignaient pas ce qu’ils voulaient et leur travail devait plaire pour être acheté. Comme n’importe quel autre bien. Ils étaient ce que nous appellerions des artisans, de nos jours, voire des graphistes ou des designers (je me suis déjà souvent opposée aux gens qui considèrent que les artisans, graphistes et autres créateurs et créatifs ne sont pas des artistes : bien sûr qu’ils le sont ! Aucun artiste ne vit d’amour et d’eau fraîche, malheureusement.)
Par ailleurs, l’on sait que Bruegel était aussi dessinateur. Les gravures tirées de ses dessins, largement diffusées, lui ont apporté une certaine notoriété. Il signait ses toiles, comme de plus en plus d’artistes de l’époque, preuve qu’il devait être reconnu de son vivant.
Tout laisse croire que les affaires marchaient bien, pour lui.
Bref, si Bruegel et son fils dépeignent leur époque et que leurs peintures s’inscrivent dans l’air du temps, c’est aussi pour répondre à des commandes. Il convient donc d’être prudent avant de penser qu’une œuvre est porteuse d’un message ou représente une critique de son temps. En effet, quand un banquier lui commande une peinture, on imagine qu’il est serait malvenu de lui livrer la représentation de la misère économique et sociale du pays, causée par des impôts trop lourds.
Après lecture de Bruegel et l’Hiver, le journaliste Harry Bellet écrit dans Le Monde des Livres :
En collaborant avec une équipe de recherche internationale, les historiens d’art ont reçu le secours d’autres historiens. Leurs approches croisées permettent de bousculer quelques idées reçues, comme celle qui lisait dans Le Dénombrement de Bethléem une critique du peintre contre les impôts injustes écrasant les pauvres gens. Une fois identifié le commanditaire du tableau, Jan Vleminck, banquier de la régente Marguerite de Parme et seigneur de Wijnegem, qui à ce titre percevait le cens auprès de ses paysans, l’hypothèse est soudain moins crédible. Qui voudra se convaincre des précautions à prendre avant d’écrire des bêtises sur un tableau lira avec profit le chapitre consacré à l’historiographie et la fortune critique de Bruegel : il est exemplaire. »
Source : Revue de presse, site d’Acte Sud pour Bruegel et l’Hiver.
L’image de l’artiste engagé en prend un coup, je sais ! Ceci dit, on peut penser que ces artistes, qui étaient souvent des personnes intelligentes et cultivées, étaient assez malignes pour séduire les commanditaires sans se départir totalement de leur esprit critique et de leur individualité artistique. Mais n’oublions pas que nous prêtons là des intentions à des personnes que plusieurs siècles séparent de nous. Nous analysons leur travail avec nos yeux, nos expériences, nos savoirs actuels. Dans le cas de Bruegel, nous savons peu de choses de sa vie et devons faire de nombreuses conjectures. Si nous avions une machine à voyager dans le temps, peut-être que cet artiste nous dirait que nous nous trompons totalement sur ses intentions. Nous serions peut-être même surpris par elles. Alors, comme pour n’importe quelle analyse d’œuvre, la prudence est de mise.
Dans un autre de ses célèbres tableaux enneigés, Bruegel l’Ancien dépeint une autre scène biblique « cachée » dans un village flamand en hiver, d’apparence triviale. Ce tableau s’intitule Le Dénombrement de Béthléem (voir ci-dessus). Ce tableau « date de 1566, une année qui connaît une vague iconoclaste extrêmement violente. On a voulu interpréter ce tableau comme une critique à peine voilée du gouvernement des Habsbourg, mais ça ne se vérifie pas du tout (Source). » En effet, voici ce qu’explique l’historienne de l’art, Sabine Van Sprang :
« Il est en effet anachronique de s’imaginer qu’un artiste du XVIe s puisse exprimer ses convictions personnelles dans des tableaux de commande, sans tenir compte des convictions des commanditaires. La clientèle connue de Bruegel est composée de grands commerçants, de gens proches du gouvernement. Ce n’est certainement pas un tableau qui remet en question le gouvernement central. »
La polysémie des œuvres de(s) Bruegel
Dans un autre paysage hivernal encore Paysage d’hiver avec patineurs et trappe à oiseaux (voir ci-dessus), Bruegel l’Ancien dépeint des gens faisant du patin sur un fleuve gelé. Loin de sembler mourir de faim, comme on pourrait l’imaginer, la région est alors riche et l’économie florissante. La scène est festive, les gens semblent s’adonner à divers loisirs permis par le grand froid. L’artiste semble montrer l’aspect positif de l’hiver et les possibilités qu’ont les gens de s’amuser, alors que nous voyons plutôt les gens du peuple au travail, habituellement. Il semble donc bien exister une vie en dehors du travail !
Pourtant, on pourrait analyser cette peinture au-delà du visible. Le symbolisme est très présent dans les œuvres de la Renaissance et notamment chez Bruegel l’Ancien. On peut notamment voir un piège à oiseaux dans cette peinture. Or, les oiseaux symbolisaient l’âme. Ce piège pourrait donc être celui du Diable, prêt à attraper les gens s’adonnant trop aux plaisirs.
On remarque aussi un trou dans le lac gelé, dans lequel un imprudent pourrait facilement tomber.
Quant à la composition de la scène, elle nous place en hauteur par rapport au fleuve qui s’éloigne dans le lointain, disparaissant dans l’horizon hivernal. S’agit-il d’une allégorie de la vie, sur laquelle les patineurs glissent plus ou moins facilement, essayant de se maintenir debout, tant bien que mal, et d’éviter les dangers, les accidents ?
« Le Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux, comme les autres scènes d’hiver de la main de Bruegel, est une oeuvre résolument innovante. Au cours des décennies suivantes, ces représentations enneigées donneront naissance à une véritable tradition picturale. Hendrick Avercamp (né à Amsterdam en 1585) en sera l’un des principaux tenants. Loin d’être des oeuvres uniquement contemplatives, les paysages hivernaux de Bruegel l’Ancien dissimulent souvent un sens caché. Outre les différents degrés de lecture possibles, ces paysages enneigés sont avant tout des fresques incroyablement vivantes illustrant les moeurs et coutumes du Brabant au XVIe siècle. »
Jennifer Beauloye, Bruegel et l’hiver, pour Google Arts & Culture
Une œuvre est toujours polysémique : elle a plusieurs sens. On peut la lire de façon littérale : décrire ce qu’on y voit. Puis, l’analyse nous amène à décrypter ses sens plus ou moins cachés. À titre personnel, c’est ce qui me plaît dans l’analyse d’oeuvre : l’impression d’être devant une énigme à résoudre, un coffre au trésor à ouvrir.
Conclusion
Bref, connu pour ses représentations de l’hiver, Bruegel a aussi peint de nombreuses autres œuvres et, par conséquent, dépeint d’autres saisons.
Les saisons sont le principal signe visible du temps qui passe. Elles sont perceptibles par tous les hommes, des plus pauvres aux plus puissants. Elles balisent nos existences depuis nos premiers pas jusqu’à la tombe. Elles ont longtemps semblé être immuables – nous savons aujourd’hui qu’elles sont le résultat d’un équilibre très fragile, que nous mettons à mal depuis maintenant plusieurs siècles. Quoi qu’il en soit, rien ne saurait arrêter la course folle du temps qui passe et c’est aussi ce dont parlent les œuvres de Bruegel.
Une chose semble rester éternelle, capable de traverser les temps, les frontières, dans ce tableau : les religions, les croyances (en l’occurrence chrétiennes). Bruegel n’en fait pas un élément ostentatoire de son œuvre et c’est en cela que l’on perçoit la montée du Protestantisme en terres de Flandres. Toutefois, elle est présente dans un coin de l’œuvre, discrète mais toujours présente. Malgré la dureté de l’hiver, malgré les conflits et tandis que la vie suit son cours, que le monde des hommes change, se transforme, évolue, Bruegel laisse entendre que la foi reste dans un coin des esprits et des cœurs, accompagnant la vie des hommes comme un héritage toujours d’actualité.
« Le Plaisir vaporeux fuira vers l’horizon
Ainsi qu’une sylphide au fond de la coulisse ;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
À chaque homme accordé pour toute sa saison. »
Charles Baudelaire, « L’Horloge », dans Les Fleurs du mal, 1861.
Personnellement, je suis athée mais c’est ainsi que ma maman, aujourd’hui décédée, vivait sa foi chrétienne : dans son cœur, comme un élément de son jardin secret qui n’avait pas à être exposé en place publique. Cela lui faisait du bien et était important dans sa vie. En cette veille de Noël, comme toujours, j’aurai une pensée pour elle car elle me manque énormément et j’ose croire qu’elle aurait apprécié la lecture de cet article et les œuvres de Bruegel.
Sources :
Tine Luk Meganck, Sabine van Sprang (dir.), Bruegel et l’Hiver, Paris, Actes Sud, 2018.
Revue de presse, site d’Acte Sud pour Bruegel et l’Hiver.
RTBF, « Bruegel et ses paysages d’hiver, un témoignage historique du climat au XVI siècle ? », 03/12/2018
Véronique Vandamme et Jennifer Beauloye pour Google Arts & Culture, « L’artiste et son métier, Bruegel peintre ».
Manuel Jover, « Bruegel, le géant flamand », dans Connaissance des Arts, 31/07/2019
Jennifer Beauloye, Bruegel et l’hiver, pour Google Arts & Culture
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